Contre toute attente, la jangle pop, et en particulier sa version des antipodes datant de la fin des années 80, continue à inspirer des musiciens à travers le monde : ce sont cette fois deux musiciens de Toronto, Ducks Ltd. qui reprennent le flambeau, avec un talent ébouriffant.
La première écoute de Modern Fiction, le premier album – après le EP Get Bleak en 2019- des Canadiens de Ducks Ltd. (ex Ducks Unlimited), offre au fan jamais rassasié de jangle pop australo-néozélandaise un mélange inhabituel de plaisir et de frustration. De plaisir parce que tout ce qu’on attend en général de cette « musique de niche » est là, comme si Toronto était devenu la banlieue de Brisbane ou de Dunedin : les mélodies enchanteresses et tendres des Go Betweens, les guitares carillonnantes de The Clean ou The Chills, les tricotages obsessionnels des Bats, avec en supplément nord-américain une vitesse d’exécution évoquant les Feelies. Et un chanteur à la voix haute qui ne manque pas d’une certaine morgue, un peu comme si Ducks Ltd. ambitionnaient devenir les nouveaux Strokes canadiens. Et c’est là que l’irritation menace : en 2021, alors que l’on est déjà saturé de musique nostalgique d’une « époque meilleure » (ces années 80 ou 90 où on dirait que tout ce qui importe aujourd’hui a été inventé…), à l’heure où Chills et Bats viennent tous deux de sortir leurs meilleurs albums depuis longtemps dans une indifférence assourdissante en France, où la nouvelle génération The Goon Sax va voir du côté du noise s’il y a une alternative à cette forme divine mais clairement figée dans le temps, pourquoi donc écouter un groupe – canadien en outre – qui « ne fait qu’à copier » ?
Eh bien, peut-être parce qu’on est bien obligé d’admettre que le duo formé par Tom Mcgreevy (le chanteur) et Evan Lewis nous propose ici l’une des collections de chansons les plus réussies – inspirées, peut-on ajouter – que l’on ait entendu depuis longtemps chez un jeune groupe. Si les deux premières chansons, How Lonely Are You? Et Old Times, excellentes – là n’est pas la question, puisque cet album n’a tout simplement aucune faiblesse en termes de composition ! – ne nous convainquent pas tout-à-fait, c’est 18 Cigarettes qui injecte clairement du sens dans Modern Fiction : « Smoking eighteen cigarettes / Giving two away / Thinking smugly, « How does anyone smoke a pack a day? » » (« Fumer dix-huit cigarettes / En donner deux / Penser d’un air prétentieux : « Comment quelqu’un peut-il fumer un paquet par jour ? »)… On a affaire ici, derrière l’exubérance de cette pop music joyeuse, à de parfaites petites chroniques de la dépression contemporaine, et Ducks Ltd. est bien plus ambigu que ce à quoi on s’attendait. Pas seulement d’habiles recycleurs, mais des gens qui ont des choses à nous dire et qui utilisent comme véhicule cette musique qui a dû constituer la pierre de touche de leur éducation (enfin, on imagine ça comme ça…).
Et la suite de l’album impressionne de plus en plus, avec un Under the Rolling Moon à la complexité musicale et thématique inespérée (« You think you’re so clever / But you feel like a fool / You wanted to avoid / So you walked out of the room / Don’t you think it’s strange that / No one ever called you back / Can’t get to feel better / But you’re learning to adapt » – Tu te penses tellement intelligent / Mais tu te sens comme un imbécile / Tu voulais éviter / Alors tu es sorti de la pièce / Ne penses-tu pas que c’est bizarre / Que personne ne t’ait jamais rappelé / Tu n’arrives pas à te sentir mieux / Mais tu apprends à t’adapter), un Fit To Burst presqu’énervé, ou en tout cas plus énergique, et surtout un Always There – beaucoup trop court, si vous voulez notre avis – qui s’impose dès la première écoute comme LA chanson dont on reprend immédiatement le refrain en chœur et nous donne donc très envie de voir très vite Ducks Ltd. sur scène.
Et Modern Fiction ne faiblit jusqu’à son ample conclusion, logiquement intitulée Grand Final Day, seul titre à dépasser – mais de peu, rassurez-vous – le format des 3 minutes trente : oui, contre toute attente, voici un album ébouriffant !
Eric Debarnot