Les écossais de Constant Follower portés par le chant superbe de leur leader Stephen McAll nous éblouissent sur un premier album, l’éthéré mais terrestre Neither Is Nor Ever Was. Un disque magistral qui s’affranchit des références ou des contingences stylistiques, s’égarant aussi bien du côté du Folk que dans les brumes d’une Dream Pop.
Pourquoi peut-on écouter le même disque et les mêmes chansons mille fois sans jamais se lasser, sans jamais ne vouloir quitter cette voix, ces mots et ce jeu de guitare ? Pourquoi certaines chansons nous touchent plus que d’autres ? Pourquoi certaines notes résonnent telles autant en nous ? Pourquoi entre-t-on tant en empathie avec les mots d’un autre, d’un étranger que l’on ne rencontrera peut-être jamais ? Un étranger que l’on comprend au-delà de toute barrière de langue ou de coutume. Un étranger que l’on verra peut-être sur scène un jour, un étranger qui nous fascinera, un étranger qui au moment de sortir de piste nous oubliera, nous méprisera peut-être. Il y a dans l’acte artistique comme un malentendu fondamental et existentiel. On prête à un artiste beaucoup, peut-être trop. Prenons par exemple ce fantasme de l’intention créative, cet espace-temps imaginaire où le musicien créerait à l’avance les émotions qui constitueront la narration d’une suite de chansons. Tout cela relève du fantasme et un peu du mensonge, écrire et créer étant avant toute chose des expériences en lien avec l’inconscient et le lâcher-prise. Le reste n’est que posture.
Stephen McAll, le leader des écossais de Constant Follower l’a bien compris sur ce premier album très abouti, Neither Is, Nor Ever Was car ce qui constitue cette collection de dix chansons, c’est ce lien qui les tisse entre elles, une évidente empathie entre l’auteur et chacune des notes assumées jusque dans le plus petit détail, empathie qui finit par rejaillir sur l’auditeur. On ne viendra pas chercher chez Constant Follower une grande révolution, une grande novation. Non, ce que l’on trouvera chez Constant Follower, c’est une évidence, celle des grands disques Pop. Une évidence qui court de disque en disque, de ceux de The Blue Nile à ceux de Thomas Feiner avec Anywhen, le dernier The White Birch ou encore Steve Adey qui entre en résonance avec Neither Is, Nor Ever Was. Comme les premiers Perry Blake ou ceux des américains de Sleeping At Last, Stephen McAll nourrit ses chansons d’une mélancolie douce-amère, d’une forme de tristesse lumineuse et jamais seulement plombée, de celles que l’on entend dans la saudade, dans le fado, dans les décors secrets et mal éclairés du Maloya.
Neither Is, Nor Ever Was est d’abord né d’une destruction puis d’une renaissance, de deux actes diamétralement opposés, d’une symétrie anarchique et incohérente. C’est aussi une reconstruction, un travail sur le souvenir et la mémoire. Il faut dire que le parcours de vie qu’a connu Stephen McAll a été pour le moins tortueux. Il a grandi dans le chaos urbain de Glasgow jusqu’à ce jour qui l’a changé à jamais, ces jours que l’on connait tous dans nos vies, ces jours qui marquent un avant et un après. Ces jours qui modifient nos perceptions et nos mémoires. C’est cela que raconte Neither Is, Nor Ever Was, le lent et laborieux cheminement de reconstruction qu’a dû subir Stephen McAll après une violente attaque par un gang dans les rues de sa ville natale. McAll se tirera de ce drame avec un traumatisme crânien sévère, une mémoire saccagée, une paralysie qu’il a combattue longtemps. C’est peu de dire que c’est la musique qui l’a sauvé. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce disque qui a pourtant des bases très personnelles ne cesse de nous toucher justement car il s’appuie sur cette narration que l’on sent vécue par tous les pores de son auteur.
Pourtant, ce disque, on l’a déjà entendu mille fois, parfois même en mieux. On a déjà surpris entre les doigts d’autres les mêmes mélodies, on a déjà frissonné au même vibrato discret dans la voix, on a déjà deviné dans la ligne claire de l’accord de guitare la note qui suivra. Car Neither Is, Nor Ever Was est un disque inconfortable qui nous installe dans un climat de confort. Comme toutes les œuvres sensibles et majeures qui nous touchent au plus profond, les chansons de Constant Follower assument leurs paradoxes, leur part de failles et de faiblesses.
Stephen McAll le résume ainsi dans What’s Left To Say :
What’s left to say
That we haven’t said, already
It’s okay just to sit and be
Being’s all you need be.
Et si ce qui comptait, la seule chose qui comptait, le seul acte qui valait la peine, c’était de dire, de se dire soi, de se dire aux autres comme pour mieux s’en extirper et devenir un autre, entamer une mue, enfiler une seconde peau, regarder le passé pour mieux l’assumer mais aussi mieux s’en affranchir. C’est sans doute cela qui fait la singularité et toute la force tranquille des chansons de Stephen McAll, l’évidente sincérité de toutes ces chansons à la fois lumineuses et cernées par une intranquillité. Il lui aura fallu dix longues années pour trouver le chemin et le juste équilibre, la nécessaire distance, dix ans de solitude dans une petite cabane sur la côte ouest de l’Ecosse. Tout au long de ce disque toujours au bord du précipice, Constant Follower chante le vide, l’envie d’ailleurs mais aussi la crainte du vide, l’effroi de l’ailleurs. En ouverture, le sublime I Can’t Wake You installe le décor, ce paysage que l’on pourrait croire tout d’abord apaisé de prime abord mais à y regarder de plus près, cette petite rivière dans le creux de la nuit annonce peut-être des menaces à venir. Certes, la lune rassurante s’endort dans la rivière, certes les moments durent toujours, du moins le croit-on. Mais, il y a comme une certitude de la douleur qui viendra dans cet autre que l’on ne parvient à réveiller, dans cette mémoire qui nous fait défaut, dans ce rêve qui pourrait tourner au cauchemar.
Ce qui court tout au long de Neither Is, Nor Ever Was, c’est cette notion de perte que l’on entend encore sur The Merry Dancers On Tv et cette évocation d’un quotidien trivial qui nous amène à nous mentir à nous-mêmes et à faire de nous des pantins absurdes d’un destin qui part on ne sait où. Sur Set Aside Some Time, McAll dit le temps qui passe et détériore tout, use et transforme. Sur Spirits In The Roof Tree, c’est la crainte de la perte de la sécurité qui jaillit, une forme de paranoïa et une envie d’enfermement volontaire comme pour mieux se protéger, s’isoler pour survivre. Mais survivre est-ce vivre ? semble dire la chanson sans jamais donner de réponse mais apporter au contraire un nouveau questionnement. Dans le chant haut, à la limite du falsetto de McAll, on retrouve ici un peu du climat de Solid Dirt de The Weight Of Spring (2015) du groupe norvégien The White Birch et de son chanteur Ola Fløttum.
Mais Constant Follower n’use pas seulement de la ligne claire, il déploie pas mal d’abstraction dans ses structures plus complexes qu’elles n’y paraissent comme le temps d’Altona qui vient clore la face A de ce disque seulement sorti en vinyle. Il faudra bien sûr s’intéresser et comprendre le choix de l’ossature de cet album, la signification symbolique que souhaite donner le groupe à cette narration multiple. L’abstraction se fait sentir également jusque dans les textes parfois cryptiques de McAll comme sur l’étrange et faussement apaisé Weave Of The World où l’in s’interroge sur ce qui relève du réel et ce qui relève de la farce. Encore une fois, pas vraiment de réponse mais un jalon posé par une chanson, comme un point de repère au milieu du chaos et du magma. Sur Little Marble, il parvient à dire tant à partir de peu, une minuscule bille que l’on a laissé là au creux d’une chaussure comme pour mieux rappeler notre absence, celle d’un enfant mais peut-être même celle de notre propre enfance. One Word Away poursuit encore dans cette voie avec cette mélodie dénudée, avec un mot vaste comme un infini de possibles. Dans ce choix de l’abstraction et de la concision, de la frappe chirurgicale au cœur de l’émotion, Constant Follower rappelle les travaux de l’irlandais Adrian Crowley mais aussi Mojave 3 ou encore Boa Morte. What’s Left To Say impose tranquillement une vision, celle d’une chambre d’hôpital où un jeune homme ne parvient pas encore à parler, où un jeune homme comprend que dans le silence, il peut y avoir des mots qui disent bien plus. Après cela, il ne reste plus grand chose à s’avouer sauf peut-être que c’est le début de la fin ou le commencement d’autre chose comme le chante McAll sur Weicha.
Alors, on a peut-être entendu mille fois ces chansons, ce disque mais on l’entendra encore mille fois car on entend dans Neither Is, Nor Ever Was ce lien que tisse un auteur avec son auditeur dans cet espace ténu entre le fantasme, le mensonge et la sincérité. Créer est un acte en perpétuel combat avec l’inconscient, écouter en est ainsi. La musique de Stephen McAll et de Constant Follower introduit un dialogue que l’on saura entendre.
Greg Bod