Même à Pleyel, même devant un public assis, même en ne jouant que des morceaux tristes et lents, Nick Cave, parfaitement épaulé par l’ami Warren Ellis, a prouvé une fois de plus qu’il était de loin le plus grand artiste scénique vivant du Rock.
Evidemment, nul n’est ravi d’aller assister à un concert du merveilleux, de l’exceptionnel Nick Cave à la Salle Pleyel, assis à des places numérotées, et après avoir dû vendre un rein pour se payer le billet. Mais, en y réfléchissant un peu, c’est toujours mieux que ce qui était prévu avant que la pandémie ne relègue tout ça aux oubliettes, c’est-à-dire un concert dans le grand hall sans âme de Bercy : faisons donc contre mauvaise fortune bon cœur, et acceptons même le contrôle des cartes d’identité avec les billets, histoire de vérifier que nul n’a dépassé le quota fixé de 4 entrées maximum par personne.
Il est 20h15 quand Warren Ellis, accompagné de trois choristes et d’un musicien qui officiera aux claviers (d’abord, avant de passer occasionnellement à la batterie et même à la basse) pénètre sur la scène de la Salle Pleyel, suivi par Nick Cave, presque inchangé dans son éternel costume sombre et sa chemise blanche : plus de moustache depuis quelque temps et quelques rides supplémentaires, mais Nick Cave reste Nick Cave, en dépit de l’épreuve terrible qu’il a traversée.
La preuve de la miraculeuse permanence du talent de l’ex-punk destroy ultime qui est devenu au fil des années l’un des derniers géants du Rock, une véritable légende vivante pour quiconque a eu la chance d’assister au moins une fois dans sa vie à l’un de ses concerts, nous est délivrée immédiatement : « Once there was a song, the song yearned to be sung / It was a spinning song about the king of rock ‘n’ roll / The king was first a young prince, the prince was the best / With his black jelly hair he crashed onto a stage in Vegas… », l’intro de Spinning Song et un bon quart de la salle est déjà en larmes ! Nick Cave ou la catharsis ultime : on sait que, face au pire, le chanteur a cherché le salut dans la composition (Skeleton Tree, puis Ghosteen…) et surtout sur les planches, où le lien avec son public qui l’adore est immédiatement rétabli à chacune de ses apparitions.
Oui, le concert commence juste, la voix terrible profère seulement ses premières imprécations, et Nick est déjà tout devant, au contact des premiers rangs, cherchant le regard de chacun, osant même toucher les mains (hérésie en cette époque de peur persistante de la contamination). Même si l’on sait à l’avance que la setlist ne sera pas « Rock’n’roll », on est immédiatement rassurés (non pas qu’on ait été inquiet, d’ailleurs…), la majesté et l’extase, les tremblements de l’âme seront de la fête ce soir.
Warren Ellis est quant à lui installé sur une chaise à la droite de la scène, dont il ne se lèvera que peu, et jouera quasiment toute la soirée de son petit orgue – responsable en grande partie des atmosphères si caractéristiques des chansons de Ghosteen. Il ne saisira son violon que trop peu à notre goût, d’ailleurs, et il sera aussi régulièrement utilisé par Nick comme traducteur : en effet, Warren habite désormais en région parisienne ! C’est en tout cas agréable de voir la complicité entre Nick et lui, ainsi que la gaîté facétieuse qui se dégage de leurs échanges. Clairement, Nick est ici épaulé par un véritable ami, qui le soutient et l’aide à déployer encore plus sa présence scénique.
La setlist de ce soir se concentre principalement sur les chansons du magnifique – et terrible – Ghosteen, album de deuil et de résurrection d’une formidable intensité émotionnelle – et celles de Carnage, collaboration audacieuse entre Warren et Nick, mais est complétée par quelques reprises bien senties du répertoire des Bad Seeds qui vont évidemment provoquer la joie d’un public visiblement composé de fidèles : I Need You, terrible réminiscence de Skeleton Tree, God Is In The House (avec Warren au violon), l’exaltante « murder ballad » de Henry Lee. Nous aurons droit également à une étonnante reprise du Cosmic Dancer de T. Rex (Warren, au violon, se déchaîne…) dédiée à un enfant assis au premier rang, et sur laquelle le registre bolanien – plus haut – change la voix de Nick, presque méconnaissable par instants.
Même si les humeurs sont évidemment très noires, il faut rassurer ceux qui n’auraient encore jamais assisté, les pauvres, à un concert du grand Nick : les plaisanteries sont fréquentes, les échanges avec le public constants. Du « C’est une chanson joyeuse, mais elle sonne comme une chanson triste » pour présenter Night Raid, aux conseils de Nick une fois que le public s’est levé pour la fin du set : « Vous savez, c’est une chanson très longue, vous devriez sans doute vous rasseoir… Enfin, je dis ça, mais vous faites ce que vous voulez », l’humour est finalement omniprésent.
Autre point important, si le set n’a pas été – logiquement – aussi agité qu’un concert avec les Bad Seeds, cela ne veut pas dire que Cave ne nous ait pas gratifiés de moments d’une formidable intensité : on a vibré, tremblé, crié sur White Elephant, avec son texte méchant « If you evеr think about coming ’round here / I’ll shoot you in the fucking facе »), sa batterie lourde et son jeté de micro à la fin, sur Leviathan en explosion soul, sur Balcony Man avec sa conclusion terrible (« And what doesn’t kill you just makes you crazier »), et surtout, surtout sur une version sublime de rage de Hand of God, sommet absolu du set, et qui n’aurait aucunement fait tache au milieu d’un concert extrémiste des Bad Seeds (avec Warren Ellis qui ne se tient plus et qui crie de sa voix aigüe de sirène / goule vraiment effrayante…).
Inévitablement quand même, c’est quand, en ouverture du second rappel, Nick nous a joué son merveilleux Into Your Arms que les amoureux se sont serrés dans les bras l’un de l’autre, que les larmes ont coulé le plus abondamment. Que nous nous sommes souvenus que, en 2021, aucun artiste en activité n’égale Nick Cave sur scène. Et que ce concert de plus de 2 heures était, comme à chaque fois que Nick est en ville, destiné à terminer en tête de liste quand viendrait le moment de faire le bilan de l’année.
Texte et photos : Eric Debarnot
Nick Cave & Warren Ellis – Carnage : “Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fou…”