On n’espérait plus de Ridley Scott un film aussi ambitieux que ce Dernier Duel, avec sa structure « rashomonienne » : ce faux film à grand spectacle, est un vrai pamphlet anti-masculinité, et bénéficie d’une excellente écriture de Matt Damon et Ben Affleck.
Le Dernier Duel a tout d’une œuvre, sinon testamentaire puisque Ridley Scott, qui a aujourd’hui 83 ans, a annoncé plusieurs autres projets, mais du moins de fin de carrière, de bilan : il opère d’abord un retour sur les thèmes de son premier film, le fameux les Duellistes, qui racontait déjà une longue inimitié entre deux hommes – deux soldats de l’armée napoléonienne – qui se réglait l’arme à la main (même si dans ce cas, il n’y avait pas un seul duel, mais une série d’affrontements !). Ensuite, il s’agit certainement du film le plus ambitieux, ou tout au moins le moins « commercial » qu’il ait réalisé depuis de très, très longues années : le Dernier Duel, même s’il peut renvoyer en apparence à la longue série de films historiques, façon péplum, qui ont assis la popularité d’un réalisateur toujours très à l’aise quand il s’agissait de dépeindre de vastes déploiements de troupes et de magnifier des actes héroïques de guerriers, est finalement beaucoup plus un film intimiste, une réflexion assez aboutie sur une situation sociale qu’un grand spectacle.
A partir d’une situation réelle – le dernier duel autorisé en France comme règlement d’un conflit judiciaire « par la grâce de Dieu » – Ben Affleck et Matt Damon, retravaillant ensemble comme scénaristes pour la première fois depuis leur triomphe de Will Hunting (assisté de la beaucoup moins connue Nicole Holofcener…) ont composé un drame en 3 actes, reprenant la célèbre structure imaginée par Kurosawa pour son chef d’œuvre, Rashomon. Le Dernier Duel va donc nous montrer trois fois la même histoire de rivalité entre deux vassaux d’un même suzerain, Pierre d’Alençon, au cours de la Guerre des Cent Ans, rivalité qui va se cristalliser autour du viol de l’épouse de l’un par l’autre, et qui se réglera donc en un « duel judiciaire » qui doit voir Dieu décider qui est coupable et qui est innocent : chaque chapitre adopte le point de vue de l’un des trois protagonistes, les deux hommes d’abord, la femme ensuite, avant de se conclure par le récit du duel final lui-même.
Le Dernier Duel comporte très peu de scènes de batailles, même si Jean de Carrouges, vaillant et austère guerrier, combat régulièrement les Anglais, ce qui permet à Scott de montrer son savoir-faire en de très brèves scènes de combat à l’épée et au corps à corps, qui sacrifient le sentiment épique habituel en faveur d’une brutalité effroyable. Les aficionados devront donc attendre près de deux heures et quart, qui leur paraîtront sans doute bien longues, pour assister à ce fameux combat entre Carrouges et Legris, dont l’issue déterminera en outre le sort réservé à Marguerite, l’épouse par qui le scandale sera arrivé : ce duel est éprouvant, et remarquablement filmé – et l’on sait bien que Sir Ridley Scott est un maître en la matière – parce qu’il dépeint plus la barbarie d’une époque sans pitié qu’une quelconque noblesse héroïque.
Le problème – mais en est-ce un ? le doute est permis – est que les deux premiers chapitres, qui représentent la version « des mâles » de cette sombre histoire, sont plutôt laborieux, pénibles parfois, en dépit de l’interprétation remarquable et de Matt Damon et, surtout, d’Adam Driver, qui confirme à chacun de ses films son excellence : on s’ennuie donc vaguement, malgré l’impeccable scénographie, et le soin apporté aux décors, très crédibles, et à l’image, uniformément grise, représentant une sorte « d’hiver de l’âme », sans beauté ni espoir. On peut juger que Scott n’est finalement pas très à l’aise avec ce film quasiment théâtral, et en particulier avec ces deux chapitres qui présentent avant tout l’intérêt de dépeindre les points de vue opposés des deux ennemis sur les mêmes situations, vécues à travers le prisme des fantasmes et des préjugés de chacun.
C’est quand on aborde le troisième chapitre, la version « féminine » de l’histoire, que le Dernier Duel décolle littéralement, qu’il devient parfaitement convaincant. On pourra bien sûr tiquer sur le soulignement abusif, et inutile, du carton introductif de ce chapitre, nous mettant les points sur les « i » en insistant sur le fait que ce point de vue féminin est LA VERITE, mais on se laisse emporter par la passion que dégage Jodie Comer, et la subtilité avec laquelle elle dévoile peu à peu les mensonges cachés dans les deux premières parties. Le film devient alors – et il doit sans doute plus à la sensibilité des deux américains à l’écriture qu’aux idées pas toujours très progressistes de Ridley Scott – une représentation tragique de la position de la femme dans une société totalement patriarcale, abusant systématiquement de la domination politique, religieuse et physique du mâle.
Le Dernier Duel pourrait être désigné par ceux qui haïssent les femmes – et ils sont nombreux à donner de la voix en ce moment – comme un film #Me Too, mais il a plutôt l’intelligence d’offrir une lecture différente, féminine plus que féministe, d’une histoire de l’Occident chrétien dont nous n’admettons qu’avec difficulté combien il a été criminel.
Malgré – ou peut-être au contraire à cause de – son déséquilibre entre ses trois chapitres, le Dernier Duel est un film à la fois inégal et parfaitement passionnant… Et sera peut-être le dernier « grand film » de Ridley Scott, même s’il lui reste encore des histoires à nous raconter et des combats à filmer.
Eric Debarnot