Blacksad est indiscutablement une série importante de la BD contemporaine, mais c’est surtout du fait du dessin génial de Guarnido. Alors, tout tombe, le sixième tome des enquêtes de notre cher privé félin, permettra-t-il à Díaz Canales de lever nos doutes quant à son travail de scénariste ?
Depuis la parution en 2000 du premier tome de Blacksad, Quelque part entre les Ombres, tout le monde a dit et répété combien le style graphique de Juanjo Guarnido était exceptionnel, combien son approche des personnages d’animaux humanisés, même s’il partait d’un concept très « Disney », s’était finalement avéré révolutionnaire de par son efficacité, tant au niveau émotionnel que narratif. Le monde de Blacksad est un monde dont on peine à dire s’il est fantaisiste ou s’il est réaliste, tant les codes du roman noir sont respectés à la lettre, mais aussi enrichis grâce à la forme chatoyante d’un bestiaire délirant. Et, même si, d’un album à l’autre, Guarnido opère des modifications stylistiques – plus de gros plans ici, plus de plans généraux là, plus ou moins de travail sur le détail des décors, plus ou moins d’importance de la colorisation, etc. – il est impossible de trouver grand-chose à critiquer graphiquement dans Blacksad, qui frôle la perfection formelle (et le triomphe en 2019 des Indes Fourbes a encore fait monter la cote de Guarnido !).
Cette longue introduction en forme de panégyrique pour dire que le… problème des livres de la série Blacksad, c’est souvent leur scénario : convaincants dans les 2 ou 3 (si l’on est gentil) premiers tomes, ils sont devenus au fil des années la cinquième roue du carrosse, et Juan Díaz Canales s’est avéré incapable de dépasser le niveau des poncifs du genre, et surtout de construire des histoires réellement passionnantes. Et la tentative de renouvellement qu’était Amarillo, road movie à la Kerouac – avec un dessin pour une fois moins soigné – n’avait pas convaincu grand monde. On en est arrivé au point de ne plus se précipiter sur un nouveau Blacksad pour qu’il nous raconte quoi que ce soit d’étonnant, mais plutôt pour en prendre « plein les yeux ».
La question qu’on se pose donc forcément à l’annonce de la sortie, 20 ans après le lancement de la série et huit ans après Amarillo, du sixième tome de la série, Alors, tout tombe, qui est la première partie d’un récit annoncé sur deux tomes, c’est : « alors, cette histoire, elle est bien ? » Derrière une couverture – pour une fois, et pour nous faire mentir – bien ratée, qu’est-ce que nous raconte Alors, tout tombe – Première partie ? Une histoire, très classique dans le roman noir, de corruption au plus haut niveau dans la ville, avec collusion entre les politiques et les mafieux pour se répartir les profits dégagés frauduleusement sur des méga-investissements municipaux dans un nouveau réseau de transports, tout en « contrôlant » les syndicats et les travailleurs les plus remuants. Sauf que les activités d’une troupe de théâtre – et bien entendu notre ami le grand chat noir triste – vont interférer avec ces magouilles, ce qui va déchaîner la violence…
https://youtu.be/HcqMU4Bzmt8
La seule vraie originalité de cette histoire déjà souvent exploitée dans les livres comme à l’écran est cette formidable idée du théâtre, avec des représentations spectaculaires de Macbeth dans Central Park (car le cadre de cette nouvelle histoire est The Big Apple…), qui culmine à la dernière page du livre dans l’apparition splendide d’un personnage déjà connu des lecteurs. On notera en passant que cette dernière page, que l’on ne peut que qualifier de « sublime » pourrait suffire à elle seule à convaincre qui que ce soit du génie de Guarnido…
Il est évidemment trop tôt pour porter un jugement sur le travail de Díaz Canales tant qu’on n’aura pas lu la seconde partie de Alors, tout tombe, alors que certaines facilités scénaristiques de ce premier tome inquiètent – en commençant par le manque de jugeotte inhabituel du personnage-clé qu’est Weekly ! Alors, tout tombe marquera-t-il la renaissance d’une grande BD, ou bien confirmera-t-il que le meilleur est définitivement derrière nous ? Réponse en 2023 !
PS : Une jolie référence au très fameux tableau Nighthawks de Hopper se cache dans ce livre. Saurez-vous la trouver ?
Eric Debarnot