Et s’il existait une autre version, beaucoup moins « confortable », des récits héroïques de l’Iliade et de l’Odyssée ? C’est l’hypothèse qui a servi à Marazano et Delmas pour construire leur impressionnant Circé, la magicienne, un livre qui remet en question pas mal de nos opinions sur ces mythes fondateurs.
Même s’il est désormais de bon ton, parmi ceux qui s’estime des « libres penseurs », de honnir le politiquement correct et sa version racialisée, « woke », il est difficile à quiconque faisant preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle de ne pas reconnaître que la remise en cause des principes fondateurs de notre société – qu’ils soient de suprématie raciale (blanche) ou sexuelle (masculine), ouvre de nouvelles perspectives passionnantes. Prenez par exemple l’Iliade et l’Odyssée, œuvres séminales de la culture occidentale : Homère y célèbre le courage et la ruse des Grecs prenant d’assaut la capitale ennemie qu’est Troie, puis idéalise l’errance interminable d’Ulysse, qui n’arrive que difficilement à rentrer chez lui, n’échappant d’un piège que pour mieux se ruer dans un autre (dont l’île de la magicienne Circé, séductrice et manipulatrice, qui transforme ses braves compagnons en porcs – oui, comme dans le Voyage de Chihiro !), tombant littéralement de Charybde en Scylla. Le recyclage durant des siècles des clichés guerriers et machistes de l’époque ont inscrit en nous une sorte d’idéalisation de la barbarie guerrière, et de normalisation de la domination de l’homme sur la femme, destinée à attendre noblement chez elle le retour du mari valeureux (qui prend quand même bien son temps…), sans céder aux avances de ses nombreux prétendants.
Mais, dans cet étonnant livre qu’est Circé, la magicienne, Richard Marazano nous pose tout un tas de questions passionnantes : et si Ulysse et sa bande de guerriers n’étaient que de stupides barbares, partis sous le mauvais prétexte d’une histoire de famille, faire une guerre qui n’avait pas lieu d’être, et ayant glorieusement violé et pillé tout ce qu’ils pouvaient ? Et si leur arrivée sur l’île de Circé, sorte de paradis animal, avait été surtout l’opportunité pour eux de se livrer à de nouvelles exactions pour satisfaire leurs plus bas instincts ? Et si Circé, loin d’être une dangereuse sorcière – soit la description habituelle dans les récits « classiques » de la femme intelligente, donc menaçante pour l’homme – avait au contraire usé et de ses charmes et de ses filtres pour sauver son île et tenter de montrer à Ulysse ce que pouvait être « le bon chemin » ? Derrière le récit des vainqueurs – de ces guerriers grecs qui se croient le meilleur de l’humanité -, naît une autre histoire, autrement plus subtile, autrement plus belle… Et autrement plus crédible en fait.
Ce qui est très intelligent aussi dans Circé, la magicienne, c’est le choix de ne pas « moderniser » le propos : Marazano utilise au contraire un langage qui évoque celui d’Homère – ce qui rend d’ailleurs certains passages un tantinet pesants, en particulier l’introduction du livre qu’il faut aborder avec patience avant que l’histoire devienne réellement passionnante – et surtout, de ne pas extraire le récit de son contexte historique – la domination effective des mâles, à laquelle Circé ne saurait réellement se soustraire – et religieux – ce mysticisme profond lié à la riche culture polythéiste de la Grèce antique…
Le graphisme de Gabriel Delmas, fait d’ombre et de matière épaisse, assombrit la narration, lui confère une profondeur réellement menaçante, déroute éventuellement le lecteur accoutumé à des œuvres qui se livrent plus facilement. On pense souvent au génial Frank Frazetta, tout en regrettant éventuellement certains choix très austères.
Circé, la magicienne est une œuvre impressionnante, pas forcément aisée d’accès, mais qui ouvre au lecteur des pistes de réflexion significatives, qui lui permet même de remettre en question tout un pan de son éducation « classique ». Ce n’est pas là sa moindre qualité.
Eric Debarnot