Le pianiste allemand Tim Linghaus continue d’explorer sa mémoire familiale avec le (troisième) opus de Memory Sketches. Après une escapade Pop déviante (à la manière de James Blake) le temps de deux albums, Tim Linghaus retrouve les fondamentaux de sa musique, un piano latin et lumineux, émouvant au possible, une belle réussite.
Le son ne connaît pas de frontière, rien ne va plus vite que le son. Il transperce sans effort les murs et les corps, il s’infiltre où il le souhaite. Ne dit-on pas que ce qui forge toute la véracité d’un souvenir, c’est ce cumul, cette addition de sensations, l’odeur, l’humeur et donc le son ? Il nous est parfois bien difficile de faire ressurgir avec pertinence toute la réalité d’une mémoire, d’un souvenir. Sans tomber dans une exploration proustienne de l’espace-temps, il n’y a peut-être que cet élément impalpable qu’est la musique pour parvenir à reconstituer cet instant fugace qu’est le souvenir. Le son devient alors une silhouette, une ombre, une présence, un dialogue entre les absents et les présents, les disparus et les fidèles, les morts et les vivants. En cela, la musique est le plus beau des médias, il annihile la distance qui sépare notre réalité quotidienne et ces instants autrefois partagés avec ceux qui ont fait notre histoire personnelle. La musique chapitre nos existences, elle pose des jalons comme des relais pour des coureurs fatigués. Peu importent sa complexité, sa qualité, son authenticité ou son audace, elle est le moment que l’on vit, l’ici et le maintenant, le passé conjugué au présent.
C’est ce qui est à l’amorce du travail du pianiste allemand Tim Linghaus dans cette collection Memory Sketches qu’il a initiée en 2018 sur le label japonais Schole Records. A travers cette série, un peu comme un photographe, ce natif de l’ex Allemagne de L’Est ranime des clichés familiaux où il se raconte enfant, le traumatisme du divorce de ses parents, la mort de ses proches, le père puis la grand-mère mais aussi la reconstruction mémorielle de l’existence de sa mère avant sa naissance. On pourra trouver quelque chose de thérapeutique à ces disques, on ne pourra pas lui reprocher en tous les cas une forme de voyeurisme ou d’auto apitoiement car c’est par ces particules de souvenirs que Tim Linghaus instaure un dialogue avec nous. Plutôt que de cérébraliser le propos, le pianiste choisit de le sensualiser. Un souvenir, c’est tout d’abord et avant tout une sensation, une suite de facteurs qui prennent tout leur sens dans cette narration savamment préparée.
Pour cette histoire dont il nous propose une nouvelle déclinaison, Tim Linghaus a crée un personnage comme un double de lui-même, comme un ami imaginaire, un certain K à qui il offrait sa voix vocodérisée sur les énigmes que restent We Were Young When You Left Home (2019) et Venus Years (2020), deux disques un peu parenthèses dans ce dialogue qui n’avait que faire des mots comme si l’allemand ressentait une forme de frustration, une difficulté voire une impossibilité à nous dire son récit sans passer par l’usage de la parole. Avec ce second volume de Memory Sketches après About B (Memory Sketches B-Sides Recordings) (2019) et plus tôt l’inaugural Memory Sketches (2018), Tim Linghaus revient à ce qui lui correspond le mieux, un piano solo parfois supplémenté par des nappes de synthétiseurs analogiques qui font, eux aussi, partie de son histoire comme on le découvrira dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Depuis ses débuts avec le superbe EP Vhoir en 2016, Tim Linghaus ne force rien et surtout pas la virtuosité et encore moins l’hermétisme. Chez lui, aucune volonté expérimentale, aucune posture élitiste, au contraire, le pianiste recherche la simplicité, sans doute synonyme pour lui d’authenticité. On entre dans une pièce instrumentale de Tim Linghaus avec un confort et une aisance sans pareil. Tim Linghaus nous accompagne tout au long de ses disques, c’est un peu l’anti Fennesz ou l’anti Autechre, chez lui, aucune sécheresse, aucune lourdeur. La musique de l’allemand est aussi délicate qu’une plume, que la chute d’une feuille d’arbre, elle n’en finit pas de se diluer et de s’estomper. Les plus rétifs à toute forme de sensibilité n’y entendront qu’évanescence et douceur, tous les autres y gagneront un refuge pour leurs propres souvenirs. Il y a chez cet allemand un peu de cette lumière que l’on ne trouve que chez les compositeurs italiens, chez Nino Rota ou peut-être encore plus de manière prégnante dans le Nicola Piovani de la bande originale de Journal Intime (1994) de Nanni Moretti. Il y a dans la musique de Tim Linghaus une beauté irradiante et languide, de celles que l’on aperçoit dans un jeu de Kora, dans la guitare de Paulinho Nogueira.
La musique de Tim Linghaus fait partie de ces catégories plus rares, de ces temps de refuge comme peuvent l’être les mélodies au piano de Thomas Bartlett sur Shelter (2020).Sans doute retrouve-t-on de cette solarité douce dans la musique de Tim Linghaus car l’auteur décide de se poser à hauteur de regard d’enfant, cet âge où tout paraît plus grand, plus beau, plus lumineux, où toute chose est source de découverte, où un nuage peut cacher un éléphant, où ces petites flaques laissées par la marée dans les roches peuvent être le refuge de créatures étranges.
C’est au langage de la pensée magique que nous invite Tim Linghaus dans cette collection précieuse et nécessaire que sont ses Memory Sketches. Avec la pensée magique, le monde change totalement, les morts reviennent à la vie avec cette idéalisation que provoque le souvenir. Ils sont plus beaux et plus présents que dans la réalité de notre souvenir. Leurs mots sont plus chaleureux, plus directs, plus saisissants d’amour. Comme tous les disques de Tim Linghaus, Memory Sketches II prend son temps pour s’installer en nous, sans jamais rien affirmer de manière péremptoire, l’album se nourrit de nos souvenirs pour poser le décor. C’est un peu comme une chambre secrète dont personne ne connaîtrait l’apparence qui se dévoile lentement. Memory Sketches II a la lumière et la couleur de ces fins d’après-midi d’été quand, enfin, la chaleur tombe un peu et que les ombres émergent, on est comme endormis, sensibles à ce qui passe, au silence qui nous entoure, au bruissement des feuilles dans les arbres, à l’éveil de la nature. Il y a comme une forme de tristesse insondable à la limite de la joie dans ces instants-là, on sait que le jour finira par laisser place à la nuit et qu’il n’y aura plus jamais de moment pareil à celui-là, qu’il nous faudra encore et encore faire le deuil de l’instant présent.
Il y a quelque chose de latin dans la langueur des lignes mélodiques du pianiste allemand, quelque chose qui se joue de l’ennui, de la paresse et de l’enfantin comme une forme de grâce un peu maladroite et gauche. Comme tous les grands artistes et les grands créateurs, Tim Linghaus tire les forces de ses limites, comme il le dit lui-même, il n’est pas un grand pianiste, sa technique reste limitée, ce qui lui impose une forme de simplicité dans son jeu. Cette modestie dans la composition nous permet justement de nous identifier à son histoire et ses personnages, leurs humeurs et leurs caractères. Tim Linghaus a bien compris que la musique n’est pas seulement une suite d’algorithmes et d’équations savantes, qu’une autre voie est possible, la voie de la clarté. On peut aussi bien aimer le jeu de piano de Melaine Dalibert sans doute plus abouti dans sa dextérité face à l’instrument que les pièces plus immédiatement accessibles de Dustin O’Halloran ou encore les vignettes à la limite de l’illustration de Tim Linghaus. Ne voyez rien de péjoratif à ce terme d’illustration apposé à la musique de l’allemand. Entrer dans un disque de Tim Linghaus, c’est un peu comme ouvrir un vieil album photos et revoir les visages jeunes de personnes bien vivantes, se remémorer des instants désormais disparus. Entrer dans un disque de Tim Linghaus, c’est un peu comme de reprendre la lecture d’un livre que l’on avait négligé voila quelques années, on le retrouve avec plaisir et avec un nouvel œil vieilli par les expériences. C’est retrouver ce chemin vers l’essentiel, vers notre identité singulière, unique et multiple.
Ecouter Tim Linghaus, c’est un peu reprendre le fil de notre propre histoire, c’est peu et beaucoup à la fois.
Greg Bod