A l’occasion de la sortie du dernier ouvrage de Nicolas Wild (A la Maison des femmes), Benzine a rencontré l’auteur dans le lieu qui en est aussi en quelque sorte le « personnage » principal : la Maison des femmes de Saint-Denis. Un lieu étonnant et accueillant, contrastant quelque peu avec son proche environnement.
Il faut bien le dire, après avoir longé la bretelle d’autoroute depuis la station de tramway, environnée de barres HLM, la surprise était de taille. Cerné par une palissade de bois, le site, qui jouxte l’Hôpital Delafontaine, passe presque inaperçu. Mais lorsqu’on en franchit la porte, on ne peut qu’écarquiller les yeux de bonheur, car d’emblée la vue qui s’offre au visiteur projette son aura de douceur et de sérénité.
Tout semble avoir été étudié dans les moindres détails pour offrir aux femmes en détresse un havre de sécurité, pour leur permettre d’abord de reprendre leur souffle puis, dans un deuxième temps, de se reconstruire. Le bâtiment à échelle humaine, avec son entrée surplombée d’une arche de bois en pointe, est entouré d’un jardin où s’épanouissent des plantations variées. Les murs sont habillés de couleurs acidulées, tel un arc-en-ciel d’espoir ayant déposé son ancre délicate sur une terre grise où des populations se débattent entre pauvreté et chômage.
Le hall d’accueil, inondé d’une lumière bienveillante, est agrémenté d’une décoration sobre et apaisante. Quelques femmes attendent dignement avant de pouvoir exposer leur situation au service dédié. Ici et là, parmi quelques plantes d’intérieur, une nana jaune de Nikki de Saint-Phalle, une sculpture africaine, le dessin d’une branche de cerisier en fleur suspendu au mur, les marches des escaliers menant à l’étage ornées de motifs bleutés, ou encore, si on lève la tête, une ronde de papillons en mobile, aux tons bleus translucides… tout un symbole…
Juste avant l’interview de Nicolas, c’est la dircom Isabelle Chebat qui nous fait faire le tour du propriétaire. Et elle a de quoi être fière, Isabelle. La Maison des femmes vient d’inaugurer une extension de ses locaux, un signe qui ne trompe pas et confirme le soutien considérable dont bénéficie le projet. Le reste du bâtiment est à l’image de ce qu’on l’a vu jusqu’à présent, un lieu chaleureux qui, tout en demeurant une unité de l’hôpital voisin, n’a rien de clinique…
Chaque pièce est dédiée à une thématique différente, groupe de parole, soins médicaux, consultations psychologique, thérapeutique, juridique… il y a même un bloc chirurgical ainsi qu’un « jardin d’enfant »… Chose incroyable, notre hôte nous apprend que 22 projets similaires inspirés par celui de Saint-Denis sont en passe de voir le jour à travers toute la France. Seul regret, nous ne pourrons pas rencontrer la fondatrice Ghada Hatem, qui n’était pas sur les lieux aujourd’hui. Une femme exceptionnelle et déterminée, si l’on en croit l’ouvrage de Nicolas Wild…
C’est dans la grande salle de réunion à l’étage que se déroulera l’interview. Sur le mur, nous retrouvons les portraits, évoqués dans la bande dessinée, des grandes figures féminines qui ont fait avancer la cause des femmes à travers le monde. C’est une sensation très particulière de les voir en vrai… l’une des protagonistes du livre, Violette, qui faisait partie des bénévoles de l’équipe, est en train de découvrir l’ouvrage, tout juste dédicacé par son auteur. Celle-ci exprime légitimement sa joie et sa fierté de s’y voir représentée. Quant à Nicolas, il semble à la fois ravi et soulagé de la sortie de son livre, après quatre années de maturation, alors qu’il revient tout juste du festival de BD de Beyrouth…
L’interview :
Benzine — Le sujet de la BD est assez grave, mais tu as tout de même réussi à distiller ton humour, de façon plus discrète peut-être que dans tes ouvrages précédents. As-tu eu parfois l’impression de moins te lâcher ici ?
Nicolas Wild — Dans Kaboul Disco, ce qui est pratique, c’est que j’en suis le personnage principal, et on était essentiellement dans l’autodérision. C’est toujours plus compliqué de mettre ce type d’humour dans le récit de quelqu’un d’autre. Les moments d’humour dans A la Maison des femmes se situent plutôt dans les intermèdes entre chaque témoignage où j’essaie d’être le plus juste possible.
Benzine — Je trouve personnellement que le fait de te mettre en scène renforce l’authenticité du propos.
Nicolas Wild — Oui, c’est une façon d’avoir mes propres réflexions par rapport à ce que je vois, ce que j’enregistre, le décalage avec le fait d’être un homme qui s’intéresse à ces problématiques.
Benzine — Comment as-tu vécu cette expérience de l’intérieur ? On voit que cela n’a pas été toujours facile et que tu as été à un certain moment à deux doigts d’abandonner. J’imagine que la charge émotionnelle était importante ?
Nicolas Wild — Oui, je me souviens d’une semaine au mois de juillet où je venais tous les jours. Cela a été particulièrement dur, je ne me rendais pas compte qu’il y avait autant de souffrance, une souffrance liée à l’immigration, à la géopolitique qui voit des gens se déplacer et atterrir dans des camps, avec des cas de viols par des passeurs ou des noyades en Méditerranée. Il y a donc un aspect très géopolitique et un aspect très intime sur le cocon du couple, des choses qu’on ne voit pas de l’extérieur en fait. C’est intéressant de parler de l’intime. Ce que je livre est un peu un dégradé de la situation en Seine-Saint-Denis où il y a beaucoup d’étrangères, avec des histoires qui se passent dans différents pays, avec différentes thématiques sociétales et historiques. Les derniers récits sont plus proches de nous, cela décrit vraiment l’intérieur du cocon familial avec ses violences conjugales.
Benzine — Il y a aussi un témoignage très difficile à propos d’un mariage arrangé…
Nicolas Wild — Quand on parle des mariages arrangés qui se passent en Afrique ou en Inde, cela nous paraît un peu lointain, mais souvent les femmes en question sont nées en France, elles ont perdu un peu le lien avec le pays, et c’est d’autant plus troublant et violent. C’est à la fois proche et loin de nous.
Benzine — Après un tel ouvrage, résultant d’un travail qui aura duré quatre années, j’imagine que tu te sens un peu ambassadeur de ce projet qu’est la Maison des femmes ?
Nicolas Wild — Au début ce n’était pas du plein temps, ça l’était plutôt la dernière année. Les premiers temps, il y avait beaucoup de questionnements sur la manière de faire le livre, sur le mode de narration. Quand j’ai eu l’idée de raconter par chapitres, c’est devenu subitement plus simple. Au départ, j’avais prévu de ne raconter que trois histoires portant sur trois personnes, Nour, Sophie et Lyla. Je ne savais pas si je figurerais moi-même dans l’album, et comment je devrais opérer la transition d’une histoire à l’autre – sachant que ces femmes ne se sont pas rencontrées -, si je devais intégrer une dimension fictive. De même par la suite, j’ai réuni d’autres témoignages, mais allais-je en parler ? Il fallait trouver un mode de narration permettant de raconter en peu de planches des histoires assez complexes, trouver des astuces dans le scénario pour réussir à avoir assez de pages pour chaque témoignage, trouver le bon nombre de pages… Au bout d’un moment, de témoignage en témoignage, je me suis rendu compte que le personnage principal, c’était la Maison des femmes, le lieu en lui-même, les gens qui viennent et qui en sortent, les gens qui y travaillent…
Benzine — Moi qui craignais d’avoir affaire à un sujet un peu plombant, j’ai trouvé ce livre plutôt très enthousiasmant, avec l’envie de parler du projet autour de soi, de le faire connaître… et pour ça, c’est une vraie réussite !
Nicolas Wild — C’était aussi ça le but, de faire un ouvrage un peu militant…
(Propos recueillis le 14 octobre 2021)