Il faut aller voir la Fracture de Catherine Corsini, un film qui fait rire, qui émeut, qui révolte, mais qui nous parle surtout de l’état de notre pays « fracturé », dont nous sommes tous responsables. Un film politique dans le meilleur sens du terme.
L’absence étonnante de films politiques, ou même simplement engagés, dans le cinéma – aussi bien populaire qu’auteuriste – français interpelle, à une époque où la contestation de tous bords n’a jamais été aussi violente, qui se déploie dans une logorrhée de plus en plus excessive sur les réseaux sociaux. Les auteurs se tiennent-ils justement à distance de ce chaudron infernal, craignant de ne savoir garder une approche artistique acceptable ? Les producteurs sont-ils réticents à investir sur des sujets qui saturent déjà l’espace des médias et n’attireraient donc pas les spectateurs cinéphiles plus tentés par du pur divertissement ?
En tous cas, dans ce contexte de raréfaction d’œuvres cinématographiques qui prennent à bras le corps le débat politique et social français, la Fracture de Catherine Corsini mériterait déjà toute notre admiration pour venir nous parler de cette fameuse « fracture sociale » : en l’illustrant via la rencontre d’un gilet jaune blessé dans un affrontement avec les CRS et d’un couple de bourgeois « intellos » parisiens, le tout dans le décor cataclysmique d’un système hospitalier qui a dépassé l’état de crise et se trouve lui-même proche du coma, Corsini prend tous les risques, celui de la caricature assumée comme celui de ruptures de ton audacieuses. Mais, comme il s’agit en plus d’une vraie réussite, à tous les niveaux – tant du discours, lucide, sur l’état de la nation que du cinéma, superbement divertissant, alternant donc moments de rires et d’émotions – nous avons envie de célébrer la Fracture comme il le mérite.
Voilà donc d’un côté le prolo en colère, monté à la capitale au volant de son camion, vêtu de son gilet jaune, pour rencontrer Macron, qui, après avoir été canardé à la jambe, se retrouve sérieusement blessé dans un service d’urgence en grève et saturé – une affiche avertit qu’il faut prévoir une attente de 8 à 10 heures pour avoir accès à un médecin ! Pio Marmaï excelle dans le burlesque touchant, grande gueule transpirant l’humanité dès qu’il s’agit de rendre service à son prochain, même si ce prochain l’énerve considérablement… Face à lui, il y a Valeria Bruni Tedeschi, qu’on n’a pas vu aussi drôle depuis des lustres, en amoureuse hystérique qui refuse de se faire larguer par sa femme, jouée par une Marina Foïs très juste, plus dans la retenue et la détermination froide : autrice de BD qui vient de se casser le bras dans une chute stupide, elle va-et-vient entre délire amoureux – bien aidé par les opiacés – et les imprécations absurdes d’une Parisienne vociférant ses opinions réductrices sur les manifestants provinciaux, qui votent forcément Le Pen…
On rit beaucoup devant les conflits qui se multiplient, alors que la tension monte au fur et à mesure que le chaos déferle sur le service hospitalier : débordements des combats de rue qui causent des irruptions des manifestants puis de la police, décompensation d’un malade schizophrène (sans doute la seule maladresse criante du film, cet épisode dramatique semblant trop artificiellement « rajouté » pour être convaincant…), mais surtout complications ubuesques créées par l’absence de personnel, de matériel, d’espace dans l’hôpital.
La Fracture prend le temps – et certains, qui ne sont pas passés récemment par un service d’urgence parisien, trouveront cet hommage trop didactique – de célébrer le travail du personnel, à travers le beau personnage de Kim, incarné par Aïssatou Diallo Sagna… Un personnel qui frôle l’héroïsme dans ces circonstances (et le spectateur prend évidemment des conséquences de la pandémie qui venait sur cette situation pré-Covid !) : c’est aussi cet aspect réaliste, quasi documentaire, et donc militant au bon sens du terme, qui permet in fine au film de s’élever au-dessus de la comédie de mœurs française, un genre complètement sinistré depuis longtemps.
Et lorsque le scénario frôle la facilité quelques minutes en figurant une réconciliation possible – entre les classes sociales, entre Paris et la Province, et surtout entre CRS et gilets jaunes (lors d’une scène assez mal venue, en fait) – Corsini rattrape la sauce par une conclusion aussi magnifique que terrible, que nous ne spoilerons pas.
Car la Fracture ne se berce pas, ne nous berce pas d’illusions. Malgré les bonnes volontés, malgré l’humanité de tous (ou au moins de la plupart…), la situation française ne saurait se réparer d’elle-même, par la grâce d’un plâtre, d’un dessin, d’un sourire : on a dépassé depuis longtemps ce stade-là.
Eric Debarnot