Durant deux heures la réalisatrice Kelly Reichardt raconte le parcours de deux hommes dans les forêts de l’Oregon. Une histoire d’amitié dans un film au format carré, à hauteur d’homme et sans véritables enjeux dramatiques.
La conquête des territoires vierges de l’Amérique a donné lieu à toutes les exploitations en termes cinématographiques. Du western au survival, en passant par la balade contemplative, les œuvres se succèdent et se nourrissent de cette luxuriance sauvage qui semble, au XIXème siècle, proprement intarissable. Kelly Reichardt avait déjà, il y a dix ans, évoqué cette période dans La Dernière piste, et opte aujourd’hui pour une épopée modeste dans les forêts de l’Oregon, où un cuisinier malmené par les brutaux trappeurs qu’il accompagne va quitter le groupe et faire équipe avec un immigrant chinois. D’abord liés par une logique de survie, ils finissent par établir un petit commerce de gâteaux, dont la recette se fait avec le lait de l’unique et première vache arrivée sur le territoire, dont ils subtilisent la traite durant la nuit.
Deux heures n’étaient pas nécessaires pour raconter cette micro destinée, et c’est bien du nécessaire que la réalisatrice veut se délester. Pour accompagner ses personnages et nous immerger dans une période où tout est à construire, le rapport au temps sera en effet déterminant. La lenteur de son regard, la précision des gestes, l’attention portée au travail relève autant de l’hommage que d’une exploration d’un autre rapport au monde, quand la civilisation est en cours d’élaboration. King-Lu le dit sans solennité aucune, mais avec une vibration d’espoir : « History isn’t here early this time. Maybe it’s time we can be ready for it. We can take it on our own terms ».
L’aventure restera toujours à hauteur d’homme : la nature, omniprésente, ne donnera pas lieu à un lyrisme échevelé, et leur contribution à la civilisation se fera en balayant un seuil, et provoquant quelques sourires sur le marché, lorsque les hommes harassés mordent dans les gâteaux qu’ils confectionnent. Les deux hommes construisent ainsi, à l’écart et dans la clandestinité, un projet qui, par sa douceur et son humilité, reflète parfaitement les intentions de la réalisatrice à l’égard de son film. Le format carré atteste de cette étroitesse assumée, cherchant à isoler, dans les territoires comme dans la foule conquérante qui l’occupe, deux individus d’arrière-plan, qui transforment la chasse et la cueillette en instruments de civilisation. La très belle photo joue aussi de cette volonté de laisser à la nature sa part d’insaisissable, un peu froide et laiteuse, mais donnant aux roux des feuillages une intensité singulière, tandis que le montage, assuré par la réalisatrice elle-même, travaille la question du temps et de la lenteur nécessaire à l’établissement des fondations.
Ce western quasiment dénué de violence, sans histoire d’amour ou réel antagoniste est donc avant tout l’histoire d’une amitié. Peut-être fallait il une femme derrière le viseur pour la restituer avec un regard si juste. Le récit n’est pas pour autant présenté comme une utopie idéaliste, encadré par l’hostilité, la violence et une permanence de la lutte des classes. Une forme de nostalgie irrigue aussi certains de ses plans (le bateau cargo dans l’ouverture contemporaine, écho de ces rudiments d’imports mis en place avec la Chine au XIXème siècle) et un regard désabusé sur la certitude de l’homme blanc de pouvoir piller sans limite les ressources offertes par la nature. Mais de cette aventure d’une nation, on retiendra surtout l’amitié de deux individus, dont le rêve de construire un hôtel ou une boulangerie consistait à vouloir faire de leur aptitude à accueillir, habiller ou nourrir l’autre un métier.
Sergent Pepper