Nombreux sont les gens de goût qui considèrent SUUNS comme l’une des meilleures choses qui soient arrivées au Rock au XXIe siècle. Issus de la prolifique scène de Montréal, ces expérimentateurs forcenés ont réussi à mélanger krautrock, électronique et esprit punk comme peu d’autres groupes l’avaient fait avant eux, et à produite une musique qui ne ressemblait pas à grand-chose d’autre…
… Et il est encore plus facile de reconnaître que leurs prestations scéniques puissantes sont supérieures à leurs efforts discographiques… ce qui explique une Maroquinerie complète deux soirs de suite, pour un groupe qui n’est pas – et ne sera sans doute jamais – populaire, mais qui a conquis une bonne frange de mélomanes parisiens.
Un peu d’inquiétude tout de même dans notre anticipation de ce concert : le dernier album, The Witness, marque un virage dans la trajectoire du groupe, et convainc moins que ses prédécesseurs, tandis que le claviériste originel, Max Henry, a quitté le groupe, et que Ben Shemie, le leader, vit désormais à Paris, loin de ses collègues. De quoi se faire du souci, non ?
20h : Sébastien Forrester, derrière ses machines et ses percussions, nous embarque pour 35 minutes d’un voyage immobile, en partant d’une stase organique sur laquelle des rythmes tribaux viennent s’ajouter, et diverses sonorités créant la sensation d’une superbe traversée du Sahara… avant que des sons électroniques ne s’intègrent à leur tour, nous imposant une transe technologique à laquelle il est difficile de résister… On termine un lent engloutissement dans une sorte d’abyme à l’obscurité oppressante transpercée de chaos bruitiste. C’est fascinant, parfois beau, parfois un peu ennuyeux : c’est comme un vrai voyage, en fait, avec tous les états d’âme par lesquels il nous fait passer. Une belle expérience sonore, et parfois même sonique, dans laquelle il faut accepter de se laisser sombrer.
21h : SUUNS sont maintenant réduits officiellement à trois musiciens, Ben au chant, à la guitare et occasionnellement à la basse, Joe Yarmush à la basse et à la guitare, et Liam O’Neill à la batterie et aux percussions électroniques. Mais ce sont cinq personnes qui s’installent sur scène dans une obscurité qui persistera plus ou moins durant toute la durée du set – près d’une heure et demie en incluant deux rappels – puisque les musiciens originels sont désormais soutenus sur scène par deux claviéristes (et saxophoniste). La Maroquinerie a fait le plein de spectateurs et l’ambiance est électrique dans la salle, on sent qu’on à affaire à un groupe qui déchaîne les passions…
Le set débute par l’enchaînement de cinq morceaux à la suite de The Witness, des morceaux plus réflexifs, plus intimistes presque pourrait-on affirmer, en particulier sur la longue introduction de Third Stream, des morceaux qui permettent toutefois à Ben d’assumer plus franchement son rôle de chanteur. Et qui ont quelque chose d’un round d’observation entre le groupe et le public. Quelques puissantes montées en tension sur C-Thru nous rassurent quand même sur le fait que SUUNS n’a pas changé tant que ça… même si les très planants Clarity et Go To My Head perdent un peu de notre attention. Quelques super-fans au premier rang en profitent pour aller chercher des bières…
C’est à partir du moment où la setlist revient aux titres plus anciens que le concert prend, inévitablement a-t-on envie de dire, toute son ampleur : Translate est une véritable tuerie, avec un son d’une originalité stupéfiante, tout en force, en brutalité, qui n’évoque rien d’autre de connu… et qui débouche sur un Powers of Ten dévastateur, qui voit toute la Maroquinerie basculer dans la transe. Sur scène, on est inévitablement fasciné par la puissance de frappe de Liam à la batterie, dont chaque coup semble résonner à l’intérieur de notre crâne. Et on tente en vain d’entrevoir le visage du gros nounours chevelu qu’est Joe alors qu’il triture mortellement sa guitare. Après que Ben ait fait une sympathique démonstration de son français sans aucun accent québécois, le set se termine sur un beau The Trilogy très électronique… qui nous donne envie d’en entendre plus…
Et ça tombe bien, SUUNS nous concèdent un double rappel – puisque personne ne veut vraiment partir, ni eux ni nous : les glissements de guitare sur lit d’électronique de 2020, un morceau d’une formidable étrangeté mais qui réussit à être excitant malgré tout, complètent les crowd pleasers que sont Armed For Peace et Gaze, sur lesquels beaucoup de gens présents dans la salle ont découvert le groupe, il y a plus de 10 ans déjà. C’est d’ailleurs étonnant, quand sur Gaze, le saxophone part en délire free sur le martèlement démentiel du morceau, il y a quelque chose des Stooges de Fun House dans ces moments de chaos qui allient une sorte de bestialité et un concept fort…
Une bonne partie des spectateurs dans la salle ont visiblement prévu de revenir le lendemain, pour profiter autant que possible de cette musique singulière, et intensément satisfaisante quand elle part dans des envolées rythmiques ou soniques ébouriffantes. Espérons quand même que l’assagissement du dernier album ne marque pas un changement définitif du groupe, ce serait dommage !
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil (photos prises le 9 novembre)