CRAWLER est l’album d’un homme (perpétuellement ?) en crise, d’un groupe parvenu au sommet dans son style particulier, le disque de toutes les interrogations existentielles. Et le premier album de IDLES depuis leurs formidables débuts qui cherche ouvertement de nouvelles formes, et à inventer un futur à leur musique.
Le troisième album de IDLES, groupe phare de ces dernières années, symbolisant plus que tout autre la renaissance punk / post-punk britannique, s’est avéré un vrai paradoxe : réel triomphe commercial, Ultra Mono a atteint la première place des charts britanniques, mais, avec le recul, il est souvent rejeté par les fans de la première heure comme inférieur aux efforts précédents de la bande à Joe Talbot. Il était certainement temps que IDLES renouvellent leur musique, et ce sera donc chose faite avec ce CRAWLER qui voit le groupe explorer d’autres sonorités, plus synthétiques et froides (pour simplifier de manière certes exagérée…), et aller même chercher un certain groove, sans pour autant rien perdre de leur colère. S’agit-il de la recette de la continuation de leur succès ?
« Are you ready for the storm? » (Êtes-vous prêt pour la tempête ?)
Comme ils aiment le faire, IDLES ouvrent leur nouvel album par un morceau de structure « slowburn », avec un crescendo sonore et émotionnel envoûtant, à l’effet garanti lorsqu’il est interprété sur scène (là où IDLES excellent réellement, rappelons-le aux malheureux qui ne les auraient jamais vus !) : ça s’appelle MTT 420 RR, et c’est absolument magnifique… même si, cette fois, on nous prive de l’explosion finale attendue. C’est que le propos de Talbot est de nous expliquer la source de cette rupture dans son inspiration : un « presque accident » qui l’a frappé et lui a « révélé » la fragilité de l’existence… Rien de transcendant en soi, rien que de l’ordinaire, mais c’est bien cet ordinaire qui est le carburant magique de IDLES.
« So, I put up a poster / Saying « where’s my dog? » / « My friends, my family, my job? » » (Alors, j’ai mis une affiche / Disant « où est mon chien ? » / « Où sont mes amis, ma famille, mon travail ? »- The Wheel), le morceau suivant, pose les bases formelles et thématiques de l’album tout entier : la rage est intacte, la politique n’est pas loin, mais passera un peu au second plan par rapport à l’angoisse existentielle et la tentation de l’autodestruction. Sur CRAWLER, le personnel primera sur l’universel, ce qui générera un impact plus intime que sur les albums précédents, gorgés de cris de contestation. Et comme si l’on était à nouveau dans les années charnières 1979-1980, on passe de l’urgence « destroy » du punk rock aux noires ruminations de la cold wave. Des sonorités « à la Joy Division » qui se matérialisent clairement sur When the Lights Come On, sombre et majestueux.
Mais IDLES, on le sait, est un groupe totalement contemporain, et un titre comme le single Car Crash, avec ses vocaux « hip hop », son traitement sonore électronique et son audace sonique ne saurait avoir vu le jour à une autre époque qu’au milieu du chaos des années 20. The New Sensation, conçu pour s’agiter, bien déchiré, sur un dance floor de fin du monde, reprend également une forme hip-hop alternatif (avec des guitares, quand même !), qui semble bien pouvoir devenir une direction sérieuse pour le groupe.
« If you see me down on my knees / Please, do not think that I pray / Damage, damage, damage » (Si tu me vois à genoux / S’il te plaît, ne pense pas que je prie / Dégats, dégats, dégâts) : The Beachland Ballroom, constat affligé, ose quelques surprenant accents « soul » en plein milieu de ses exhortations intenses. Crawl!, qui suit, voit IDLES revenir sur son terrain originel, et pourra soulager ceux que la modernité des titres précédents aura déroutés : nul doute que Crawl!, outre le fait qu’il est l’un des titres-phare de l’album, deviendra un sommet de la setlist du groupe lors de sa prochaine tournée. Meds, qui poursuit dans la même ligne stylistique, avec sa basse en avant comme chez les Stranglers, ses déchirures free de saxo et ses guitares acides, permet à Joe de revenir sur ses problèmes d’addiction et d’automédication.
La seconde partie de l’album, comme c’est souvent le cas chez IDLES, est moins forte que la première, et l’expérimentation de Progress, morceau clairement très personnel sur l’addiction, n’est pas réellement passionnante. L’éjaculation hardcore punk de Wizz est un geste inutile dans le contexte d’un album aussi réfléchi et déterminé que CRAWLER, tandis que King Snake ne transforme pas son texte pétris d’auto-dérision et de doutes (« I’m the duke of nothing / I’m the sultan of sans / The-the king of diddly / I’m the shell of a man » – Je suis le duc du rien / Je suis le sultan du sans / Le-le roi de la nullité/ Je ne suis que la carapace d’un homme) en une grande chanson.
Malgré la rupture formelle nette que représente CRAWLER, on pourra remarquer qu’il entérine non seulement la nouvelle « couleur » du groupe, mais aussi, justement, ce que certains avaient regretté avec Ultra Mono, l’abandon de ces mélodies fédératrices et de cet humour acerbe qui ont été l’assise populaire du groupe durant ses premières années… Mais il confirme aussi une noirceur qui ne se dissipe décidément plus. D’où la surprise de voir l’album se conclure sur les mots : « In spite of it all / Life is beautiful / God Damn! » (Malgré tout / La vie est belle / Bon sang !).
Et ça s’appelle The End.
Eric Debarnot