Mal aimé, Tre Piani, le dernier Moretti a pourtant beaucoup de choses à nous dire, sur nous, sur nos peurs et sur nos pères (ou bien sur les pères que nous sommes). Un film qui méritera d’être réévalué un jour…
A la sortie de Julie (en 12 chapites) de Joachim Trier, nous avions été interpelés par la contamination évidente – que le film traduisait peut-être malgré lui – du cinéma d’auteur par la forme sérielle, qui est devenue, qu’on le veuille ou non, la forme artistique dominante de l’audiovisuel. Après Trier, voilà que Nanni Moretti lui-même, qui s’est longtemps positionné comme le dernier rempart du cinéma italien contre l’invasion de la télévision (de la même manière qu’il se voulut le dernier rempart de la gauche italienne contre le berlusconisme), a cédé au goût universel pour le « soap opera » à l’américaine. Et comme pour Julie (en 12 chapites), on ne peut s’empêcher de penser que Tre Piani (c’est-à-dire « trois étages ») aurait fait une bien meilleure série TV…
Comme point de départ du « nouveau Moretti » – on aime bien utiliser ce terme un peu démodé, qui nous rappelle non sans nostalgie une époque pas si lointaine où on attendait chaque nouveau film d’un auteur aussi significatif, aussi reconnaissable que lui -, il y a le livre d’un écrivain israélien remarquable, Eshkol Nevo, racontant trois histoires arrivant à trois familles habitant le même immeuble, et leur développement au fil des années. Moretti a clairement rajouté quelques éléments qui lui sont propres, en particulier dans la dernière partie, qui peut être vue comme une possible réconciliation – même si elle est limitée, on n’est heureusement pas dans un happy end à l’américaine – entre les acteurs des différents drames qui se sont joués sous nos yeux. Il a aussi posé quelques effets de signature, rappelant ses engagements politiques (l’agression du centre d’aide aux migrants par des manifestants d’extrême droite) comme son goût pour une certaine fantaisie (les danseurs de tango dans les rues de Rome)… Mais ces ajouts sont finalement trop discrets pour qu’on ait réellement l’impression de voir un « film de Moretti« . D’où, probablement, la froideur avec laquelle le film a été reçu, aussi bien à Cannes que lors de sa sortie en salle…
Car Tre Piani traduit une telle neutralité dans son traitement d’une fiction qui aurait pu, qui aurait dû, proliférer plus, et déboucher – tout au moins à notre goût de spectateur recherchant toujours des sensations inédites – vers des drames considérablement plus violents, qu’il est valide de le trouver tiède. L’humour merveilleux dont témoignait les premiers films de Moretti s’est envolé, son goût pour une certaine violence (légère, mais…) surprenante a été expurgé. Il ne nous reste de lui que l’attention précise qu’il porte à ses personnages : une sorte de délicatesse qui n’a pas bonne presse aujourd’hui, que l’on peut facilement confondre avec de la fadeur, et que nous avions pourtant célébrée à l’époque de la Chambre du Fils. Passée une introduction – l’accident de voiture qui va déclencher deux des trois histoires contées par Tri Piani – assez saisissante, le film ronronne, et l’angoisse existentielle profonde qui torture les personnages « principaux » n’est qu’à peine traduite à l’écran.
Est-ce un mal ? Ce n’est pas certain, tant il aurait été facile de critiquer le potentiel mélodramatique de la plupart des situations. Moretti évite cet écueil, et se distingue en cela de la Série TV la plus racoleuse, s’appropriant donc un scénario propice aux sensations fortes pour en faire une sorte de berceuse chantée à voix douce, où le désarroi – qui touche régulièrement à la peur (« paura » est un mot qui revient souvent dans les dialogues) – des protagonistes est comme amorti par l’inertie consolatrice apportée par cet immeuble dont ils ne s’échapperont qu’à la fin du film. Il est saisissant de voir combien, filmé par Moretti, le passage du temps lui-même (dix ans entre le début du film et sa conclusion) n’affecte finalement ni les personnages, ni les situations et les sentiments : cette manière de figer les choses a souvent été vue comme une faiblesse du film, alors que l’on peut très bien y déceler un choix audacieux de Moretti, dont on sait l’attachement parfois névrotique aux racines des choses (racines sociales, politiques ou émotionnelles, voire psychanalytiques).
Il faut ajouter que l’un des thèmes principaux du film est la paternité et les responsabilités et dilemmes qui y sont liés, et on imagine très bien Moretti jetant un regard nostalgique sur sa propre vie familiale, lui qui a été si longtemps totalement engagé et dans son Art, et dans la politique italienne. Les trois questions traitées dans Tre Piani sont : comment protéger un enfant contre les dangers du monde ? faut-il pour nourrir sa famille passer sa vie loin d’elle ? comment aimer un fils qui représente tout ce qu’on hait ? Et le film, heureusement, n’apporte aucune réponse satisfaisante à aucune de ces questions…
Mais c’est bien cette impuissance, même représentée avec toute la neutralité d’un filmage très « ligne claire », qui fait la discrète beauté de Tre Piani. Un film dont on gage qu’avec le temps, il sera réévalué et figurera finalement parmi les réussites de Nanni Moretti.
Eric Debarnot