Peu de gens – trop peu de gens en fait – savent combien un concert de Shannon Wright est une expérience forte : ce soir, Petit Bain n’est malheureusement pas complet pour accueillir l’une des expériences musicales actuelles les plus singulières, les plus passionnantes qui soient…
… Mais peu importe, car tous ceux qui sont là sont de fervents adeptes qui savent pourquoi ils sont venus, et ce qu’ils espèrent vivre à nouveau.
20h30 : la soirée débute avec Cyann, qui nous racontera ensuite n’avoir pas joué live depuis le début de la pandémie. Eh bien, ça ne se voit pas, car la jeune femme est en pleine maîtrise de son installation complexe de claviers, pédales et autres mécanismes technologiques lui permettant à elle seule de produire une musique d’une folle amplitude… Avec en premier lieu sa voix démultipliée, créant une atmosphère planante, glaciale parfois, riche toujours, pendant 45 minutes. Largement arythmique, si l’on excepte la présence d’un beat solitaire pendant une dizaine de minutes au milieu du set, cette musique alterne des passages plus dénudés qui reviennent même vers un format chanson (il y a eu un passage où l’on pouvait penser à une veine similaire à celle de Nick Cave dans son Ghosteen !), et des montées sonores – assorties à un moment à des vibrations qui soumettront la coque de la péniche de Petit Bain à rude épreuve. Cyann témoigne d’une belle insistance à expérimenter, mais si on peut aussi trouver ça fatiguant à force. Une première partie qui conjugue étrangement l’intéressant et le… pénible !
21h30 : avec Shannon Wright, c’est une tout autre histoire, on passe de la musique des machines à la peinture troublante de l’humanité la plus fragile, la plus déchirante. Il faut d’abord savoir que Shannon, on est là pour l’écouter, pas pour la voir : car elle joue dissimulée en permanence derrière son épaisse chevelure. Privés de « spectacle », nous n’avons plus qu’à nous concentrer sur la musique qui, ça tombe bien et on l’a déjà dit, est renversante. Nous voilà face à une impensable tempête d’émotions, un trop plein de sensations qu’il vaut d’ailleurs mieux recevoir les yeux fermés.
Sur un splendide piano classique Yamaha – dont on se demande comment il a pu rentrer sur scène dans le ventre de la péniche -, Shannon nous régale d’un jeu quasi-virtuose, tandis qu’elle égrène des chansons à nous dévaster l’âme, de sa voix à la texture quasi surnaturelle, vibrante comme mille fantômes de souffrances oubliées. Et le contraste entre la splendeur classique du piano et l’inextinguible déchirement du chant est sidérant. Même s’il est impossible de vraiment mettre en avant un morceau au milieu des autres, on pointera une interprétation merveilleuse de Somedays, l’un des sommets de son dernier album – datant déjà de 2019 -, Providence.
D’ailleurs, quand Shannon abandonne son siège devant le piano pour s’emparer de sa guitare électrique, dont elle tire des dissonances et des rythmes contrariés, l’évidente brutalité dont elle fait preuve vis à vis de ses propres chansons paraît presque trop logique, presque pléonastique par rapport à ce que nous venons de vivre.
Au bout de 45 minutes, Shannon quitte la scène avec juste quelques remerciements balbutiés, mais face à notre insistance, elle reviendra nous offrir deux autres brassées de fleurs brisées au piano, dont Avalanche, l’un des morceaux favoris des fans. Et ensuite, elle disparaîtra pour de bon, nous laissant groggys dans une salle que nous n’avons ni l’envie ni la force de quitter aussi vite. Nous nous apercevons alors de la présence parmi nous ni plus ni moins que de Warren Ellis, et également des musiciens des Psychedelic Monks… des gens de bon goût bien sûr, mais aussi des artistes qui placent la sincérité au cœur de leur travail. Ce n’est pas une coïncidence !
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot