Avec le film Oranges sanguines, Jean-Christophe Meurisse et sa bande d’hurluberlus des Chiens de Navarre dézingue la condition humaine dans une joyeuse (et saignante) radicalité. Âmes étriquées s’abstenir.
Quel pourrait être le point commun entre un ministre de l’Économie et des Finances évidemment (forcément ?) véreux, un assistant avocat plongé dans le bain (acide) de la politique, une jeune fille de 16 ans qui souhaite faire l’amour pour la première fois avec un garçon sur lequel elle a craqué et un couple de seniors endettés, parents dudit assistant avocat, participant à un concours de rock’n’roll ? Le destin sans doute, et une certaine idée de la France aussi, et plus généralement un certain état du monde. Il y a d’abord un enchaînement (assez banal au demeurant) de saynètes, drôles et mordantes, qui viennent saisir le quotidien de ces différents personnages : une séance photo proche de la bouffonnerie, un dîner d’anniversaire qui tourne à l’aigre, un rendez-vous chez une gynécologue sans filtre…
Et puis la nuit tombe. C’est l’heure pour Jean-Christophe Meurisse de sortir la sulfateuse, voire la scie électrique, tandis que les monstres, eux, sortent de leur tanière. Il y a même une citation d’Antonio Gramsci qui, à l’écran, vient nous avertir : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». Mais chut. Trop en dire serait tout dire. Disons que Meurisse swingue tranquille entre Chabrol, Noé et Tarantino, histoire de situer la chose. Pour son deuxième long métrage après le gentiment délirant Apnée, Meurisse récidive, toujours avec sa troupe théâtrale Les chiens de Navarre, dans le burlesque qui pique en poussant cette fois les curseurs beaucoup (beaucoup) plus loin.
Et dans ce que le spectateur est capable d’accepter (de supporter), et dans une misanthropie noire, presque un nihilisme (mais Meurisse se plaît à résumer son film à un «film romantique», alors on ne sait plus trop), que n’aurait pas reniée Greenaway, von Trier ou Seidl, et qui, entre deux traits d’humour et deux doigts bien (ou mal, selon les goûts) placés, dit qu’il y a toujours plus salaud, ou plus con, ou plus naïf, ou plus fou, ou plus détraqué, que nous. Meurisse a été puiser son inspiration dans le souvenir de ses grands-parents, dans un fait divers survenu aux États-Unis et dans la réalité sociale et politique de notre pays pour faire de son film une sorte de réquisitoire contre une société sans pitié prompte à altérer le moindre rapport (amoureux, aux autres, à l’argent, au pouvoir…).
«Oranges sanguines est politique, mais il n’appartient pas à un bord politique. Il montre une vision critique de la société française, mais le meilleur hommage qu’un artiste puisse rendre à son pays, c’est de le critiquer», a expliqué Meurisse. Pas grand-monde n’échappera ainsi à la critique (si ce n’est le couple de seniors que nous quitterons, main dans la main, sur le beau Parce que je t’aime de Barbara), et le spectateur de passer du rire au malaise, et inversement, face à l’image de nos travers, petits et grands, et de nos abîmes, immenses. Meurisse et sa bande d’hurluberlus (ça fait du bien de découvrir de nouvelles têtes qu’on a si peu l’habitude de voir, et Fred Blin lui est une surprenante révélation) n’ont clairement pas froid aux yeux, dézinguant la condition humaine dans une joyeuse et saignante radicalité.
Michaël Pigé