Alors que la quatrième et dernière saison de Bron / Broen peut être regardée – même si elle n’est disponible sur aucune des plateformes principales, il est temps de faire le bilan sur cette réussite indiscutable du polar scandinave, en version télévisuelle.
Égaler, voire dépasser Forbrydelsen (The Killing) qui semblait devoir rester le modèle absolu du polar scandinave en format série TV, voici le défi qu’a relevé Bron / Broen (The Bridge en Danois et en Suédois) dès sa première saison, en 2011… et ce n’était pas rien ! Pour réussir, il fallait que tous les ingrédients d’une grande série soient là, et particulier – puisqu’on connaît l’importance du scénario dans la recette d’une bonne histoire policière – une intrigue hors du commun : ici, un criminel surdoué manipulait les media et la police des deux pays (la Suède et le Danemark, donc, reliés par ce fameux pont de l’Øresund, connectant Malmö et Copenhague, où débute et où se termine l’histoire) afin d’arriver à ses fins. Il y avait ensuite ce couple de personnages immédiatement « adorables » : deux flics dépareillés, au sein duquel chacun suit un trajet inverse de l’autre. Elle (Saga Norén, interprétée par Sofia Helin, avec son beau visage marqué par des cicatrices), est une policière suédoise brillante mais sociopathe, souffrant du syndrome d’Asperger, et son comportement imprévisible est source de gags réguliers, et elle évoluera au fil des épisode vers (un peu) plus d’humanité. Lui, Marin Rohde, policier danois pragmatique et rationnel – magnifiquement incarné par le charismatique Kim Bodnia, plongera au contraire vers l’horreur. Bron / Broen bénéficiait dès sa première saison d’un atout exceptionnel, en tout cas pour tout téléspectateur intéressé par le vaste sujet des « différences culturelles », c’est la crédibilité de son contexte, avec les écarts (voire les tensions…) existant entre ces voisins / ennemis que sont les Danois et les Suédois.
La construction narrative de la série était d’emblée inhabituelle, et s’est souvent avérée franchement brillante : en faisant apparaître des personnages « secondaires » bien en amont de leur implication dans l’intrigue principale, Camilla Ahlgren composait un fascinant microcosme, proposant une sorte vision en coupe de la société scandinave, depuis les SDF des bas-fonds jusqu’aux magnats de l’immobilier et aux politiciens. Surtout, et c’est ce qui fait la différence avec un Forbrydelsen plus télévisuel, la mise en scène était inspirée, aussi bien dans sa maîtrise de la narration d’une histoire aussi complexe, que dans la création d’une ambiance très particulière, typique de la série.
La seconde saison s’avéra – sans surprise ? – légèrement décevante après les hauteurs de la première saison, sans doute parce que la surprise de la découverte initiale de Saga et Martin n’était plus là. même s’il est intéressant de les suivre dans leur évolution douloureuse : car, une fois encore, le pessimisme radical est au rendez-vous. L’intrigue a cette fois l’intelligence de s’aventurer dans d’autres domaines que celui des inévitables serial killers : on parle ici d’écoterrorisme et d’amour incestueux, et la tension, surtout dans la seconde partie, est à nouveau à son comble, au point qu’il est bien difficile de ne pas sombrer dans le binge-watching. Néanmoins, certaines incohérences simplificatrices dans l’avancement « à marche forcée » de l’intrigue, et une tendance un peu lourde à faire de l’humour systématique, basé sur le comportement asocial de notre héroïne, décevait un peu. Il restait que, grâce à la noirceur intense de son scénario, à la complexité de ses protagonistes – même les personnages secondaires sont traités avec respect par le scénario, et échappent aux stéréotypes – et à la mise en scène inspirée de Henrik Georgsson, devenu principal réalisateur, Bron / Broen ne déméritait pas.
https://youtu.be/PR92ohCQXeU
La troisième saison marque alors un éloignement progressif vis-à-vis du concept initial (le lien / l’antagonisme entre la Suède et le Danemark à travers une enquête de police transfrontalière). Qui plus est, la disparition du personnage de Martin semble a priori un défi impossible à relever pour Bron / Broen… Et pourtant, la saison prend son envol grâce à l’introduction de Henrik, un nouvel enquêteur danois (Thure Lindhardt) littéralement hanté par la disparition de sa famille : il forme avec Saga, qui se bonifie en vieillissant, un beau couple d’enquêteurs. Le scénario est à nouveau somptueux, qui mêle une enquête comme toujours redoutablement complexe et riche en péripéties avec le retour douloureux du personnage de Saga vers les sources de son traumatisme. La réussite de cette troisième saison, celle de tous les dangers, installe Bron / Broen fermement au sommet du classement des séries TV policières.
Nous aurons dû alors accepter plus de deux ans d’attente avant de pouvoir regarder la conclusion de la série, puisque c’est en janvier 2018 qu’elle sera – discrètement – mise en ligne. Il nous faudra encore attendre pas mal de temps avant une disponibilité plus large en France, sans doute due à la relative – même si incompréhensible – confidentialité de Bron / Broen. Sur le modèle de la troisième saison dont elle constitue la parfaite prolongation, cette dernière enquête de notre chère Saga va mélanger la traque d’un criminel machiavélique qui opère « au second degré » avec la résolution des deux sujets restés ouverts : qu’est-il advenu à la famille de Henrik disparue depuis de nombreuses années, et la mère de Saga a-t-elle réellement tué la sœur de celle-ci sous l’emprise « d’un Munchhausen by proxy » ? En liant habilement ces trois sujets et en leur apportant une résolution satisfaisante, sans tomber dans aucun happy end facile – puisque la vraie vie ne croit pas au bonheur – Camilla Ahlgren et son équipe de scénaristes nous offrent une conclusion sans défaut (mêmes si nous aurions naturellement aimé savoir ce qu’il advenait de nombreux personnages « secondaires » auxquels nous nous étions attachés…).
https://youtu.be/0V6JS9W2Byg
Les dernières scènes, moins noires que les conclusions des précédentes saisons, nous obligent toutefois à admettre que si un nouveau départ est toujours possible, il y a un prix élevé à payer : jeter sa vie passée par-dessus la rambarde du « Pont », accepter que les seules frontières qui comptent sont celles de l’esprit – ou peut-être du cœur -, et sacrifier ce qu’on a aimé pour pouvoir marcher à nouveau vers la lumière. Alors que Bron / Broen se clôt pour la dernière fois sur Hollow Talk, la superbe chanson de Choir of Young Believers qui est devenu pour nous une sorte d’obsession au fil des années, on réalise que Saga Nordén a toujours été plus proche du personnage de Harry Hole (chez Jo Nesbø) que de celui de Sarah Lund (dans Forbrydelsen) : son Asperger, comme l’alcoolisme de Hole, a causé au fil des épisodes la destruction de tous ceux qu’elle aimait, jusqu’à ce que, dans cette quatrième saison, elle commence à apprendre la relativité des jugements et l’importance de la subjectivité dans les rapports humains. Il est sans doute illusoire d’imaginer que quelqu’un souffrant d’autisme puisse ainsi triompher de sa maladie, mais c’est au moins une raison de se réjouir de la conclusion de Bron / Broen (… en attendant la sobriété définitive de Hole !).
Eric Debarnot