Apichatpong Weerasethakul invite Tilda Swinton dans son univers pour un film dépouillé et radical centré autour d’un femme dérangée par des bruits sourds qu’elle est la seule à entendre.
Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveautés de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de registre : si le cinéaste thaïlandais quitte effectivement son pays pour la Colombie, et s’adjoint les services d’une star internationale en la personne de Tilda Swinton, c’est pour mieux les inviter à son propre univers. La jungle amazonienne sera une extension de celle déjà mainte fois investie auparavant, et la comédienne, avide d’expériences, se pliera à une échappée qu’elle n’aurait trouvé nulle part ailleurs.
Le réalisateur va ainsi composer avec une série de thématiques et de motifs qui renvoient directement à ses films précédents, et confirme les hypothèses d’une grande œuvre continue, déroulant des obsessions et des domaines en perpétuelle expansion. Le sommeil (Cemetery of Splendour), les orchidées (Syndromes and a Century), la traditionnelle visite au médecin (Blissfully Yours) et la perdition dans une nature panthéiste (Tropical Malady, Oncle Boonmee…) jalonnent ainsi un parcours qui, tout en semblant balisé, offre son même lot d’opacité mystérieuse. On ne comprendra pas toute la teneur des échanges, ni les relations entretenues entre les personnages, puisque le film retrouve aussi cette structure en deux pans, faisant succéder à une partie d’échanges et d’interlocuteurs divers une autre sous le signe du dépouillement le plus radical.
Un élément fait pourtant événement dès le départ, dans une ouverture qui impose à la protagoniste un réveil brutal, lié à un son puissant. Une expérience qui renvoie à celle réellement vécue par le cinéaste, en proie à ce type de symptômes jusqu’au tournage du film. Celui-ci se répétera plusieurs fois, et conduit une sorte d’enquête qui restera assez opaque : si elle est la seule à l’entendre, d’autres personnages y réagissent lors d’une déflagration en pleine ville. De la même manière, on peut l’apparenter au départ à un séisme, qui déclenche les systèmes d’alarmes d’une rangée de voitures dans un parking, leur donnant vie comme un écho lointain à l’épilogue du tout aussi mystérieux Holy Motors de Leos Carax.
Le premier mouvement du récit tente donc, par vagues successives, une mise en mots : les symptômes de la sœur à l’hôpital, la discussion avec le médecin (avec quelques touches d’humour dans les réflexions sur Jésus et Dali), et surtout, la recherche d’identification du son par Jessica. Une très belle séquence dans un studio d’enregistrement la voit tâtonner pour reproduire la déflagration qu’elle entend, et qu’elle traduit d’abord par une figuration : « une boule de pierre qui tombe dans un puits de métal entouré par l’océan » : les matières et le mouvement ; le programme de son périple.
La rupture avant le deuxième segment passera une fois encore par un interlude de musique in : un prélude à la poésie la plus profonde des choses, déjà annoncée par un rapport à l’image fixe sur des espaces très graphiques (une structure de béton, un tunnel en construction) qui convoquent l’architecte Weerasethakul, et poursuivent cette exigence d’un regard qui, sur une longueur déraisonnable, finit par atteindre une vibration à l’unisson d’un outre-monde.
Sergent Pepper