Etonnante addition à la collection déjà bien riche des analyses d’auteurs proposée par Playlist Society, Anatomie des Fluides est l’une des plus originales : en proposant une réflexion sur le travail d’un réalisateur aussi changeant et insaisissable que Steven Soderbergh, Pauline Guedj fait très fort !
Parmi les cinéastes contemporains, il existe un réalisateur plus que notable, ayant à son actif autant de films ambitieux, résolument indépendants, que de blockbusters populaires ayant rencontré le succès commercial… et que quasiment aucun cinéphile ne citera parmi ses auteurs préférés : Steven Soderbergh, récompensé en 1989 par la Palme d’Or à Cannes pour son premier film de fiction, Sex, Lies & Videotape, alors qu’il n’a que 26 ans, a été omniprésent depuis, puisqu’il a déjà une filmographie riche de 35 films et deux séries TV, mais semble ne pas réellement… compter ! Ce qui évidemment interroge quant à l’intérêt du dernier ouvrage de chez Playlist Society, un essai sur Soderbergh : écrire sur Cronenberg ou sur Nolan, c’est une vraie évidence pour tous, mais qu’y a-t-il à dire sur un caméléon à l’identité aussi insaisissable que le résident improbable de Bâton Rouge ?
Le titre de l’essai de Pauline Guedj, Anatomie des Fluides, est un peu surprenant de prime abord, mais l’excellent prologue (de 20 pages sur 140, quand même), en revenant sur les débuts de la carrière polymorphe de Soderbergh et en proposant une lecture originale de son approche, va à la fois expliquer ce titre et le point de vue de Guedj. Et attiser notre intérêt… « Un artiste versatile, pragmatique, dont la carrière n’est pas dictée par une direction esthétique prédéfinie, mais plutôt par une méthodologie du cinéma qui fait de chaque film une expérience unique, déterminée à la fois par la teneur de l’histoire et par l’aventure du tournage » : quel splendide programme, finalement, à rebours de l’affirmation habituelle des artistes, clamant qu’ils ont quelque chose d’important à dire à travers leur Art !
Parce qu’on réalise qu’on a, sans forcément y prendre garde et surtout sans l’avoir « voulu » (de la manière dont on voudra systématiquement aller voir le nouveau Tarantino ou le dernier Eastwood), vu une grande partie des films dont Guedj parle, souvent brillamment, ici, on se trouve vite embarqués par ce travail de réflexion original : à la différence de la plupart des auteurs, la singularité – et la « valeur ajoutée » – de Soderbergh réside non pas dans ses thèmes – il n’est pas de ces auteurs qui font toujours le même film, bien au contraire – mais dans son approche globale du cinéma (ou de la série TV), puisqu’il conjugue souvent les rôles de scénariste, réalisateur, mais aussi chef opérateur et monteur. Et que, de ce fait, toute son œuvre – pas seulement le produit fini, le film lui-même, mais le processus pour y arriver – est une forme de réflexion sur le cinéma, et plus largement sur le monde : « A l’heure de la globalisation culturelle, Steven Soderbergh souhaite saisir les enjeux de l’époque contemporaine en suivant à la trace ses circulations, ses réseaux et ses flux difficilement intelligibles. » : il est un cinéaste essentiellement politique, au sens noble du terme, même s’il ne fait pas ouvertement de cinéma militant (tout en admettant que l’un de ses plus grands succès, Erin Brockovich est un film qui célèbre clairement la lutte de l’individu contre le « système »…)
Le grand attrait d’Anatomie des Fluides s’avère donc la profonde originalité des angles d’analyse de Pauline Guedj, loin des sentiers bien battus de la critique cinématographique classique, et le résultat très stimulant de cette réflexion. Le seul défaut du livre, mais il est logique étant donné la nature de l’exercice, est qu’il a quelque chose d’un work in progress non abouti : il échoue in fine à consolider de manière convaincante les différents fils déroulés, et à en arriver à un portrait cohérent de Soderbergh et de son travail, à une synthèse de toutes les réflexions conduites. On ressent presque une brutalité dans la conclusion d’une réflexion qui aurait pu être encore prolongée, pour notre plus grand plaisir : quelque part, Soderbergh reste une énigme non résolue, ce qui ne manque pas non plus de charme. De toute manière, son œuvre étant toujours en plein développement, un second tome sera clairement nécessaire pour poursuivre ce travail. On se donne rendez-vous dans dix ans (minimum…), pour la suite ?
Eric Debarnot