Dans une mise en scène âpre, Audrey Diwan saisit sa jeune héroïne tout entière dans sa chair, saisit sa rage, ses peurs et sa ténacité, saisit l’immontrable aussi, ou plutôt la réalité brutale de ce qu’est un avortement clandestin quand on ne vous laisse pas le choix, vous impose limites et interdits.
Elle écrit « Le temps a cessé d’être une suite insensible de cours et d’exposés […] menant aux examens et aux vacances d’été, à l’avenir Il est devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix ». Annie Ernaux a écrit ça, dans son roman L’événement paru en 2000 où elle relate sa détermination à avorter quand les lois de l’époque, en 1963 et alors qu’elle n’était qu’une étudiante de 23 ans, interdisaient la pratique. Elle a écrit ce temps qui lui échappait, ce temps qui allait trop vite, ce temps compté avant l’inéluctable, avant une vie soudain interrompue. « En face d’une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait lourd », a-t-elle encore écrit, avec force et lucidité.
Audrey Diwan s’est emparée des mots d’Ernaux (et son histoire bien sûr) en cherchant à respecter ses mots tout en les faisant sien, et qu’à l’écran ils expriment concrètement ce que c’est d’être en proie au désespoir, un désespoir tenace qui ne vous quitte plus. De comprendre que son existence, tout à coup, est soumise à une forme de déterminisme social. D’être «en résistance», mais livrée à soi-même. De risquer sa vie quand on n’a plus le choix, quand on ne vous laisse pas le choix avec ce que cela implique comme possibles conséquences : mourir ou finir en prison parce qu’un médecin décidera en quelques secondes de votre sort, et tandis que vous agonisez, le con en sang, en fonction de ses inclinations idéologiques.
Dans une mise en scène âpre, rivée à la présence irradiante de son héroïne et qui rappellera beaucoup celle des frères Dardenne (en particulier Le fils et Rosetta), Diwan saisit la jeune Annie tout entière dans sa chair, saisit sa rage, ses peurs et sa ténacité, saisit l’immontrable aussi, ou plutôt la réalité brutale de ce qu’est un avortement clandestin, sans chichi. La réalité, physique et psychologique, d’une aiguille, d’un crochet qu’on triture, d’une sonde, de la douleur, d’un «ploc» dans les toilettes, d’une partie de vous qui pend. Diwan saisit enfin le visage lumineux et volontaire d’Anamaria Vartolomei, magnifique dans le rôle de cette femme dont le combat (car c’en est un, c’est un combat contre «cette maladie qui ne frappe que les femmes et les transforme en femmes au foyer») est celui de tant d’autres.
On ne pourra s’empêcher évidemment, un peu malgré nous et sans que cela ne porte préjudice au film, de penser au terrible 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu sur un sujet quasi identique. Autre temps (1987), autre pays (la Roumanie), autre mœurs (régime totalitaire de Ceaușescu), certes, mais les deux films disent la même chose, disent ces femmes face à une société qui les rejettent, les jugent (voir Vera Drake, Une affaire de femmes…), les méprisent, puis finalement les nient dans leur corps et leur féminité tout en leur imposant des limites et des droits. Et ça, ça c’est encore aujourd’hui, comme en 1963, comme en 1987 ; ça c’est encore un peu partout, hier en France, hier en Roumanie, partout et au sein même de ce qu’on appelle, dit-on, des « démocraties ».
Michaël Pigé