Est-il possible de rester vertueux lorsqu’on aspire à sortir de sa condition pour rejoindre l’élite ? Entre peinture sociale et thriller aux accents oniriques, cette fable sur l’ambition au graphisme soigné nous envoûte autant qu’elle nous perturbe.
Belgique, dans les années 50. Louis Dansart, fraichement débarqué de sa campagne, est venu à Bruxelles pour étudier le droit. Le jeune homme rêve de faire partie du grand monde. Du fond de sa modeste chambre de bonne, il est prêt à travailler dur, c’est sûr, il deviendra un grand avocat ou rien ! Mais quand on veut se faire sa place au soleil, qu’on ne sort pas de la cuisse de Jupiter et que l’on est perclus de dettes, il n’est pas si simple de conserver ses valeurs morales. Les grands principes de Louis vont rapidement vaciller quand il réalisera qu’il y a des chemins beaucoup plus courts que les études pour gravir l’échelle sociale, même si cela nécessite quelques petits compromis, non dénués de risques…
Fruit d’une nouvelle collaboration entre Vincent Zabus et Thomas Campi, cette fable sociale matinée de fantastique raconte les déboires d’un jeune homme pris au piège de son arrivisme. Coincé entre la honte de ses modestes racines paysannes et ses rêves irréfrénés de richesse, notre jeune « Rastignac » conserve pourtant quelques états d’âme. Sa soif de réussite ne sera, tentera-t-il de se convaincre, gouvernée que par le mérite et le travail, exempte de salissures… Hélas pour lui, les tentations de la ville auront tôt eu raison de ses prétentions de « self-made man » et de ses principes, bien fragiles devant les prestigieuses vitrines de prêt-à-porter… Ainsi, prêt à ravaler son honneur pour accélérer son ascension, le jeune Louis Dansart va s’essayer à la prostitution (clandestine évidemment), jusqu’à ce que son destin bascule lors d’un bal costumé échangiste où il tuera accidentellement une de ses clientes.
Comme le suggère la couverture, Autopsie d’un imposteur, c’est avant tout une affaire de masques, de déguisements, en quelque sorte le fil rouge du récit. Les rapports sociaux sont très souvent régis par l’apparence. Un beau costume servira à revendiquer son statut social ou dissimulera une réalité moins glorieuse, mais reflétera toujours le caractère profond de celui qui le porte. Tout comme le masque, en l’occurrence celui de reptile dont est affublé le jeune homme lorsqu’involontairement il blessera mortellement celle qui avait voulu voir son vrai visage.
Dès le début, Louis Dansart est obsédé par cette quête des apparences, et lorsqu’il rentre dans une boutique de luxe pour essayer une jolie veste, le patron le chassera après l’avoir démasqué, renforçant chez Louis cette frustration qui va le pousser à griller les étapes de son ascension sociale en se prostituant. Si on peut comprendre les motivations du personnage, Vincent Zabus le fait apparaître d’emblée sous un jour antipathique par le biais du dialogue « silencieux » entamé avec lui, à moins que ce ne soit la mauvaise conscience du jeune homme qui le titille à la façon d’un Jiminy Cricket sarcastique. On pourrait presque avoir envie de prendre parti pour Louis face à ces accusations partiales, mais la suite permettra au lecteur de constater la lâcheté et la duplicité du bellâtre dont on voit qu’il est prêt à tout pour jeter son passé aux orties.
Hélas pour notre « imposteur », devenu mort-vivant par ses mensonges, le passé n’admet jamais d’être oublié et finit toujours par vous rattraper d’une façon ou d’une autre. Telle est sans doute la morale de cette histoire, et l’inquiétant Monsieur Albert, écrivain raté devenu maquereau, est toujours là pour le rappeler au jeune homme, telle la mouche du coche, à coup de citations shakespeariennes. A cet égard, on appréciera la conclusion à la fois inquiétante et malicieuse qui verra un Louis aux prises avec ses vieux démons, masqués (toujours le thème du masque !) pour la circonstance. On pourra juste regretter l’absence de critique sociale, le récit dans sa tonalité romanesque étant davantage centré sur le personnage principal.
On n’omettra pas de parler du talent de Thomas Campi, qui sait nous délecter de ses ambiances somptueuses à la colorisation riche et chatoyante, ce qui le rapproche du statut d’artiste. Certaines cases évoquent avec bonheur René Magritte, et ce n’est sans doute pas par hasard si le dessinateur italien a mis en images un album dédié à l’univers du peintre belge (Magritte, ceci n’est pas une biographie, Le Lombard), toujours en collaboration avec son complice Vincent Zabus. Et pour se convaincre des affinités de Campi avec le maître du surréalisme, il suffira de se connecter sur son site internet.
Laurent Proudhon