Auréolé de l’Ours d’or à Berlin en février 2020, Le Diable n’existe pas peut enfin déployer toute sa puissance lumineuse sur nos écrans, afin d’éclairer nos âmes hexagonales sur une ténébreuse loi capitale, qui nuit encore au peuple d’Iran.
À la suite de sa reconnaissance mondiale lors du Festival de Cannes 2017, où il remporte le prix Un Certain Regard avec l’excellent Un Homme intègre, Mohammad Rasoulof se voit condamné en juillet 2019 par la République islamique d’Iran à un an de prison ferme, puis deux ans d’interdiction de circuler librement, de quitter le territoire et d’exercer toute activité sociale, artistique et politique. Afin de combattre cette décision autoritaire, l’artiste citoyen engagé Rasoulof décide malgré ces privations de liberté d’utiliser l’art cinématographique comme acte de résistance ! Afin de mieux passer sous les radars de la censure locale, le réalisateur opte pour l’écriture de quatre courts-métrages (les films en formats courts étant moins surveillés) reliés entre eux par un fil rouge en forme de questionnement existentielle : « Obéir ou dire non ? ».
À travers ces quatre contes persans (Le Diable n’existe pas, Elle m’a dit « Tu peux le faire », Jour d’anniversaire et Embrasse-moi ) tournés clandestinement, le cinéaste tisse une réflexion puissante sur la peine de mort en Iran. Un miroir à quatre faces qui interroge les dilemmes moraux de chacun des protagonistes, comme autant de points de vue qui se réfléchissent entre eux sans jamais être moralisateurs. Une confrontation d’éthiques déployée avec intelligence, où chaque spectateur peut se confronter avec conscience du joug totalitaire de ce régime autocratique à sa propre conscience, au fil des chapitres et des situations complémentaires.
Ce recueil de fables débute avec l’histoire d’un homme au cœur d’une ville que l’on suit dans sa vie quotidienne – il va chercher sa femme en voiture à son travail, puis va récupérer sa fille à l’école, faire les courses et aller au restaurant en famille. Un homme somme toute ordinaire bienveillant même avec un chat en difficulté. Ce bon père de famille part au milieu de la nuit travailler sans avoir toutefois quelques hésitations quand le feux rouge passe au vert, signe de légers atermoiements en son for intérieur, mais qui s’effaceront dès lors que le feu vert suivant sera donner afin d’exécuter finalement une tâche dont la soudaineté glace littéralement le sang !
Après ce prologue marquant, la narration se décline une nouvelle fois dans un univers à huis-clos, où le premier regard fait écho au premier chapitre. Ce second volet sous la forme d’un thriller psychologique oppressant met l’accent sur une loi qui conscrit chaque iranien à effectuer 21 mois de service militaire, au cours desquels ils peuvent être amenés à avoir comme mission l’application des peines, et donc la fin de vie de certains condamnés, conformément aux lois du pays encore en vigueur de nos jours. Les deux derniers récits changent de décor pour s’aventurer tout d’abord à la campagne, où un drame rural amoureux au goût amer va se jouer au milieu de paysages, où l’Eden semble pourtant un écrin parfait pour des retrouvailles affectueuses. Puis la dernière histoire invite les héros d’un drame familial à prendre de la hauteur dans un espace montagneux refuge où le poids du mensonge et le refus d’obéir trouvent un écho dissonant avec la nature, comme une métaphore subtile des multiples crises de consciences qui irriguent ce film fleuve à remous.
« Dire non c’est détruire sa vie. » semble presque regretté l’un des personnages sous la forme d’un aveu à sa bien-aimée. Par le prisme de la peine de mort, le metteur en scène prouve avec ce remarquable pamphlet colérique contre la déshumanisation de son pays, que dire « NON ! » s’avère l’un des plus audacieux actes de résistance à tout ce qui peut gangrener la moralité de chaque individu quand elle est soumise à des décisions arbitraires de ses gouvernants. Sommes-nous prêt , en notre âme et conscience, à désobéir et laisser notre libre arbitre retrouver vie ?
Mohammad Rasoulof loin de juger, utilise sa caméra pour dénoncer et scruter les racines du mal, à travers une mise en scène réfléchie et fluide, où la vitalité des plans résistent face à l’immobilité de la mort au bout de la loi. Chaque segment indépendant ne cesse de régulièrement résonner les uns avec les autres, à travers des séquences symboliques, expressives, poétiques, ou encore avec l’utilisation éloquente du chant de révolte italien « Bella Ciao », utilisé à plusieurs reprises au cours du long métrage. Par sa force narrative et un montage judicieux, les quatre films trouvent ainsi une cohérence finale considérable. Ce superbe plaidoyer politique, percutant et courageux, nous hante durablement après le couperet du générique, avec le sentiment d’avoir vécu un immense moment de cinéma. Magistral. Saisissant. Puissant. Universel. Le grand film de l’année.
Sébastien Boully