Parce que « l’Histoire est faite de petites histoires », Sandrine Kerion raconte le mouvement des gilets jaunes via une série de portraits de Français qui se sont engagés dans la lutte, et qui nous ressemblent : Mon rond-point dans ta gueule est un livre qui aide à croire en l’avenir.
Les Français s’enorgueillissent souvent bruyamment de leur passé révolutionnaire, comme si 1789 avait défini pour toujours une certaine image de la France, prête, à la moindre injustice, à mourir sur les barricades pour renverser la tyrannie. C’est oublier bien vite que l’Histoire Officielle a effacé soigneusement de la mémoire nationale la Commune de Paris (et les Communes d’autres villes françaises !)… Et surtout, puisque c’est le sujet de la BD de Sandrine Kerion, Mon rond-point dans ta gueule (titre provocateur et percutant, mais décalé par rapport au contenu du livre et à son esprit…), oublier que les Français dans leur ensemble ont eu vite fait de condamner sans appel les milliers d’entre eux qui, vêtus de gilets jaunes, ont porté en 2019 dans les rues un sentiment d’injustice sociale de plus en plus fort dans le pays, et un désir de changement que « l’establishment » français ne voulait pas entendre. La fameuse phrase de Marie-Antoinette face à la colère des Parisiens affamés, « Qu’ils mangent de la brioche ! », résonne toujours aussi facilement sous les ors du Palais de l’Elysée…
Condamnés du fait de violences dont ils n’étaient souvent pas les auteurs, méprisés – d’un mépris de classe pas si éloigné donc de celui des aristocrates de l’ancien Régime vis à vis du peuple parisien -, décrédibilisés par le soutien temporaire de l’extrême-droite, abandonnés par la Gauche, les gilets jaunes ont perdu la bataille qui comptait, celle de l’opinion. Mais le fait qu’ils ne soient plus visibles sur ces écrans de télévision (qui aiment plus que tout faire peur à leur public…) ne signifie pas que les personnes qui ont arpenté les ronds-points et le bitume, et fait trembler, de longs mois durant, les politiques, aient disparu…
La plus grande qualité du livre de Sandrine Kerion, qui en rend la lecture indispensable à qui veut remettre ce moment conflictuel de l’histoire française en perspective, n’est pas sa partie historique, revenant de manière factuelle et assez succincte, en une petite trentaine de pages, sur le déroulement des événements de novembre 2018 au confinement de 2020. C’est plutôt de nous proposer neuf portraits empathiques, presque intimes, de français « ordinaires » qui ont participé au mouvement. Neuf « gilets jaunes », mais surtout neuf d’entre nous qui ont cru à la possibilité d’être entendus, d’engendrer un véritable changement dans la société, et qui ont dû renoncer à leurs rêves d’égalité et de fraternité : du fait des incroyables violences policières – jusqu’à aujourd’hui, un fait indiscutable mais refoulé en dépit de toute logique par le gouvernement – qui ont été la seule réponse à la détresse d’un pays, mais également de l’incapacité du mouvement à se structurer pour dépasser l’immaturité de sa naissance spontanée, rien n’a vraiment bougé.
Ces portraits de Dany, Alexandre, Barbara et les autres, Français de milieux sociaux et d’origines diverses, ébranlés dans leur vie quotidienne par des préoccupations bien différentes, des fins de mois difficiles à l’écologie en passant par ce sentiment enrageant de profonde injustice, en disent finalement bien plus – et le disent bien mieux – que les images qui ont tourné en boucle sur les écrans : Sandrine Kerion écoute et regarde ses « vaincus » (temporaires), leur laisse la parole, voire même l’écrit puisque plusieurs ont ajouté des textes, tous splendides, qu’ils ont rédigés pour raconter leur histoire, leurs rêves, leur colère. Grâce à un trait très « ligne claire », et dans une bichromie symbolique, elle dessine leurs visages, leurs corps, avec fidélité et respect, et elle capture ainsi leur fierté, leur… beauté.
Profondément humains, terriblement justes, ces portraits parlent de la terrible difficulté de vivre – difficulté matérielle, mais aussi morale et existentielle – en 2021. Mon rond-point dans ta gueule, qui s’ouvre pourtant sur une préface belliqueuse et enthousiasmante de Yvan Le Bolloc’h, sait pourtant dépasser peu à peu la tristesse de la défaite et la frustration du rejet, pour nous parler d’avenir. De notre avenir à tous.
La lutte continue.
Eric Debarnot
Mon rond-point dans ta gueule – Portraits de gilets jaunes
Dessin et texte : Sandrine Kerion
Editeur : La Boîte à Bulles
144 pages – 19 €
Parution : 13 octobre 2021
Mon rond-point dans ta gueule – Portraits de gilets jaunes : extrait :