Kirill Serebrennikov, en adaptant le roman culte d’Alexeï Salnikov, se montre incapable de valoriser enjeux et actions de son vaste récit-labyrinthe et de développer les personnages, réduits à des pantins désincarnés errant parmi les ruines fumantes de son fourre-tout esthétique, barbant et indigeste.
Hey, t’as vu comment tu t’es encore bien fait avoir ? T’as vu comment tu t’es fait berner en beauté, comment t’as l’air débile à croire monts et merveilles pour quelques belles paroles et autres jolis mots ? T’y allais confiant pourtant, voir La fièvre de Petrov, t’y allais alléché par la promesse d’une expérience cinématographique vantée, quasi partout, comment totale et trépidante et troublante et transcendante et tout ça. Mais où donc est la folie crachée jurée ? Où les excès sans cesse ? Où le trip expérimental, le bordel frénétique ? Tu n’as rien vu de tout ça, non, rien vu. Rien ressenti aussi, alors si, beaucoup d’agacement évidemment, et puis d’ennui, et puis rien d’autre. On appelle ça, paraît-il, « passer à côté ».
Le film, tu trouves, ressemble à un mauvais Gilliam (au hasard Zero theorem) ou un mauvais Kusturica (au hasard On the milky road) ou un mauvais Grondry (au hasard L’écume des jours), ces rois du bricolage et de la loufoquerie, qui seraient partis tourner en Russie une nouvelle babiole en enfilant clichés et banalités sur cette fameuse «âme russe» perdue à jamais dans une patrie abandonnée à la haine et à la corruption, au marasme social et à l’autoritarisme (Kirill Serebrennikov en sait quelque chose, lui que Moscou, en 2017, a assigné à résidence pour fraude fiscale présumée). On aura donc droit à tout, dans le désordre et la mauvaise humeur : les beuveries à la vodka, les éructations (visiblement on ne parle pas en Russie, on éructe), la merditude des choses, les airs d’accordéon, les paysages sales et enneigés, les trognes rougies, la nostalgie d’avant… Ne manquaient plus au tableau, déjà chargé, que deux ou trois ours arpentant les rues et un mariage sur de la tecktonik.
Serebrennikov, tu trouves aussi, ne fait qu’entasser pseudo réflexions (sur son pays, sur la mondialisation, sur le couple, sur l’amour, sur l’enfance, sur la création…), soliloques creux (davantage que dialogues inspirés) et pirouettes poétiques, plus deux ou trois scènes sanglantes complètement gratuites, autour d’un homme, à la fois mécanicien et dessinateur de BD, égaré sans le vouloir entre rêveries et réalité. Certes, si on part du principe que le film n’est qu’une suite d’hallucinations, de souvenirs et autres visions fantaisistes dudit homme qu’une fièvre grippale carabinée fait soudain délirer, ça se tient. Mais même en admettant ce postulat (que Serebrennikov a été extirper du roman d’Alexeï Salnikov), rien ne fonctionne, ou plutôt la mise en image (et en forme) ne fonctionne pas.
Celle-ci n’est qu’une sorte de compilation d’effets cinématographiques divers (là aussi, on a droit à presque tout : plans-séquences, passage de la couleur au noir et blanc, caméra subjective, triturations visuelles du temps…) qui lassent et indiffèrent plus qu’ils n’impressionnent. Et puis tu sens Serebrennikov si fier, si satisfait de faire des plans qui déchirent ; tu le sens tellement dans l’épate plutôt que dans une vraie proposition de mise en scène. La construction du récit, elle, n’est même pas confuse (on comprend plus ou moins l’enchevêtrement des différentes strates narratives), elle est simplement inintéressante, incapable de valoriser enjeux et actions de chaque scène. De nous passionner pour ce qui se passe et se dit (s’éructe) à l’écran. De développer les personnages que Serebrennikov réduit à des pantins désincarnés errant parmi les ruines fumantes de son fourre-tout esthétique, barbant et indigeste surtout.
Michaël Pigé