Organiser la fin d’un monde, c’est éviter la fin du monde ! Avec Le Monde sans fin, Christophe Blain, associé à Jean-Marc Jancovici, frappe très fort. Enorme coup de cœur pour une lecture indispensable et vivifiante !
« Nous ne connaîtrons pas un monde qui prolongera la tendance que nous avons connue dans le passé ». Le constat est sans appel. Comme nous le rappellent quotidiennement les informations, les catastrophes climatiques se répètent plus fréquemment et plus violemment, et l’activité humaine conduit inexorablement à la destruction du vivant, menaçant l’existence même de l’humanité. Le monde arrive à un point de basculement, et nous n’aurons pas d’autre choix que de suivre une voie radicalement différente pour préserver la planète et éviter d’aller droit dans le mur. C’est ce que nous dit en substance cet excellent ouvrage concocté par Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain.
Jean-Marc Jancovici, brillant polytechnicien et conférencier engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique, est le fondateur de Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie carbone, et de The Shift Project, laboratoire d’idées (ou think tank pour ceux qui préfèrent un terme anglais) dont l’objectif est de réduire la part des énergies fossiles dans l’économie. Le fameux « bilan carbone », c’est lui-même qui en est à l’origine ! Quant à Christophe Blain, vous le connaissez sans doute déjà puisqu’il est (notamment) le co-auteur, avec Abel Lanzac au scénario, du formidable diptyque Quai d’Orsay.
Les deux hommes se sont donc associés pour produire ce passionnant essai en s’appuyant sur les plus récentes données socio-économiques et scientifiques. Comme on peut le voir ici, la data, ce ne sont pas seulement des lignes de chiffres arides dans des tableaux excel. Tout dépend de la façon dont on les utilise, et c’est bien là que réside le talent de Blain, qui parvient à nous captiver, non seulement en rendant les graphes plus parlants mais aussi en nous faisant sourire avec ses « crobards » vifs et facétieux, voire en provoquant quelques fou-rires. Tout au long du livre, il se met en scène avec Jancovici dans une mise en page très libre, sans cases. Les démonstrations exposées par l’ingénieur sont régulièrement ponctuées de dialogues entre les deux hommes, des « respirations » qui rendent la narration encore plus vivante, Blain semblant se délecter du rôle de candide avec une autodérision jubilatoire.
Qu’apprend-on sur la question environnementale (exploitation incontrôlée des ressources, changement climatique, pollutions diverses…) que l’on ne sache déjà par le biais des abondants canaux d’informations de notre époque ? L’intérêt de l’ouvrage est davantage dans l’exposé limpide et ludique qui nous est proposé, afin de bien comprendre ce à quoi nous sommes confrontés.
En guise d’introduction, Jancovici remonte aux sources et nous décrit ce qu’est l’énergie, ce qui constituera la base de son raisonnement. Car si l’énergie, en corrélation avec l’exploitation des ressources naturelles, représente en quelque sorte l’élément fondateur à l’origine des progrès de l’humanité, elle s’avère également la cause des nombreux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui. Du charbon au nucléaire en passant par le pétrole, elle a permis depuis les débuts de l’industrialisation une progression incroyablement rapide vers un certain bien-être technologique. Le modèle capitaliste a fait le reste, peu soucieux des effets indésirables, en fondant sa croyance sur une théorie pernicieuse élaborée il y a deux siècles, celle de l’économiste Jean-Baptiste Say, qui prétendait que les sources d’énergie étaient gratuites et illimitées. Le problème, c’est que c’est encore cette théorie qui prévaut dans le monde d’aujourd’hui ! Que n’avons-nous choisi de croire celle de son contemporain Charles Dupin, qui disait déjà tout le contraire et souhaitait organiser l’exploitation des ressources ?…
Blain a su trouver par son dessin efficace la métaphore parfaite de ce que l’être humain est devenu : un Iron Man toujours plus assoiffé d’énergie fossile, sa « bibine » favorite étant le pétrole. Notre style de vie a fait de nous des sortes de mutants, et toutes les machines qui nous assistent sont devenues en quelque sorte nos exosquelettes. Si le progrès n’avait pas eu lieu, chaque Terrien aurait en moyenne 200 esclaves (600 pour chaque Français !) à sa disposition pour déployer une force musculaire équivalente à celle de nos machines ! Sachant que nous n’avons pas de planète de rechange et que les ressources vont s’épuiser un jour ou l’autre, que la population terrestre a cru de façon exponentielle avec la révolution industrielle, passant de 500 millions à presque 8 milliards d’êtres humains, il va bien falloir admettre que nous sommes désormais au pied du mur. Et pourtant, alors que la maison brûle, nous nous réfugions dans une forme de déni, peu disposés à renoncer à notre confort moderne, tandis que les vieilles litanies « libérales » sur la croissance sont ressassées inlassablement, tel un vieux vinyle rayé…
Jancovici, lui, tente seulement de nous mettre face à nous-mêmes, sans chercher à nous culpabiliser, privilégie la raison plutôt que la peur, et c’est ce qu’on apprécie particulièrement avec cet ouvrage, car selon lui, « la culpabilité est inhibitrice de l’action ». Certes, le chantier est vaste, et le citoyen, en modifiant ses pratiques de consommation, pourra agir à son échelle, mais cela restera vain sans une réelle volonté des pouvoirs publics. Il propose plusieurs pistes pour tous les domaines (agriculture, transports, logements, etc.), afin d’accompagner une transition inévitable vers la décroissance, à commencer par la sobriété, qui est « choisie et peut s’organiser, tandis que la pauvreté est subie, généralement dans la violence. »
En résumé, Le Monde sans fin est une vraie réussite à mettre entre toutes les mains, parce que l’ouvrage réunit de nombreux critères pour une lisibilité parfaite, grâce à sa rigueur narrative et la clarté du propos de « Janco », alliée au dessin plein d’humour de Blain, le tout générant une qualité ludique pour un sujet qui ne l’est pas vraiment à la base. Et l’air de rien, ce livre remet du baume au cœur dans notre contexte particulièrement anxiogène en nous offrant une analyse rationnelle, loin des fantasmes apocalyptiques mis en avant par certains. Il bouscule également nos certitudes et risquerait bien de faire évoluer notre point de vue (c’est mon cas en ce qui me concerne). Ce qui constitue un élément marquant de cet essai, c’est l’approche développée par Jancovici sur le nucléaire, qui prouve de façon très factuelle que cette énergie est aujourd’hui la plus propre, loin d’être aussi dangereuse que l’on veut bien le croire. Notre polytechnicien ne s’est pas fait que des amis chez les écolos avec cette affirmation mais pour lui il est urgent de dédramatiser : « Le nucléaire est un peu comme l’avion de ligne. Les accidents frappent les esprits et créent un sentiment d’effroi. » De plus, les énergies renouvelables (hydraulique, éolien, solaire) ne suffiront jamais à compenser l’abandon du charbon et du pétrole, qui aujourd’hui représentent une part largement majoritaire des sources d’énergie. On apprendra en conclusion que notre course folle vers le progrès est directement liée à un bout de notre cerveau, le striatum, qui nous pousse à vouloir toujours plus… En avoir conscience, c’est sans doute une bonne manière d’entamer une thérapie de désintoxication… Reste à savoir si les « décideurs » gravement accros à un système largement corrompu par la doxa capitaliste se sentiront concernés par ces propositions visant seulement à ne pas scier la branche sur laquelle on est assis ! Le temps presse…
Laurent Proudhon