Telle une bouteille à la mer, Sophie Bachelier et Valérie Malek livrent un témoignage particulier sur la condition des migrants, à travers le portrait de Yancouba Badji, un être humain à la dérive avant que la peinture ne devienne son phare dans la nuit…
Les cinéastes Sophie Bachelier et Valérie Malek ont été alertées par le docteur Mongi Slim (responsable Tunisien régional de l’association humanitaire du Croissant-Rouge tunisien) de l’engorgement du centre Al Hamdi de Médenine (près de la frontière libyenne) par de nombreux jeunes désespérés récupérés dans des situations d’extrêmes « vulnérabilité », après avoir tentés de fuir la Lybie par la mer. Elles décident de se rendre sur place pour faire des repérages au sein de cet immeuble de quatre étages rempli d’humains qui vivent au cœur de ses chambres exiguës après avoir côtoyé la mort. Au milieu de multiples témoignages qui décrivent l’horreur des parcours, des sévices physiques et des souffrances psychologiques endurées, un récit singulièrement fort se distingue des autres par sa puissance d’évocation, celui de Yancouba Badji.
Reclus depuis 4 mois dans sa chambre, le Casamançais (région au sud du Sénégal) évite le contact avec la lumière. En effet, ses yeux ont été brûlés par la réverbération du soleil dans la mer et par la lumière du désert lors de ces quatre tentatives pour fuir la misère de son pays, la dictature de la Gambie menée par Yahya Jammeh et la Lybie où il fut emprisonné pendant neufs mois, entre camps de rétention et prisons. Un récit puissant qui évoque le racket, les tortures et le trafic humain sous le joug de passeurs véreux.
Mais au départ de ce destin brisé, il y a le rêve viscéral de traverser l’océan et la mer Méditerranée, afin de rejoindre l’Europe pour fuir la pauvreté et de trouver ainsi une source financière plus à même de subvenir aux besoins de la famille restée au pays. Utopie illusoire qui se transforme en cauchemars à bord de « lapa lapa » (misérables embarcations locales, où s’entassent plus de cents êtres vivants) dont certains trouveront la mort lors de cette traversée vers l’Eldo-radeau de l’infortune.
Sophie Bachelier et Valérie Malek décident d’articuler leur film autour du témoignage précieux de Yancouba Badji. Quand celui-ci accepte le projet documentaire, il demande aux deux réalisatrices de lui ramener de la peinture à l’huile, des pinceaux et éventuellement de la toile. En revenant à Médenine, elles posent leur cadre en 16/9 pour donner un autre horizon au récit, et commencent à fabriquer par petites touches le long métrage avec l’entière collaboration de ce héros des temps modernes. Dès le début du tournage elles découvrent ainsi une facette artistique de ce jeune homme qui tente de survivre grâce à des boulots journaliers. Quand les mots ne sont plus assez éloquents pour décrire ces trajectoires tragiques, la peinture du sénégalais se dévoile devant la caméra et offre un regard inédit sur l’horreur des « voyageurs ou camarades » d’exils. « La peinture était pour moi une manière de faire comprendre ce que je n’avais plus la force de dire avec des mots. » confie l’artiste. Ses superbes peintures délivrent une illustration personnelle et à la fois collective de l’enfer vécu par les migrants de la Méditerranée. Un témoignage artistique comme une œuvre de résilience qui donne à voir Yancouba pour tenter d’oublier toutes les douleurs dans sa chair, les âmes disparues (dont Rose-Marie honorée dans le film par une séquence pudique de sépulture) et l’envie de transmettre aux autres.
La caméra capte les récits toujours à bonne distance et le projet cinématographique devient fondation d’une nouvelle vie pour Yancouba Badji. Au cours du tournage, renforcé par l’attention des deux anges derrière la caméra, il décide de ne plus fuir et même de rentrer chez lui en Casamance afin de retrouver sa mère. Et il choisit de prêcher la bonne parole de village en village, à travers sa voix singulière et ses tableaux si directs et fiévreux, afin de sensibiliser la jeunesse africaine et les habitants des multiples douleurs et dangers mortifères que l’on rencontre sur les routes de la clandestinité.
Par son approche poignante et sensible, Tilo Koto (littéralement « sous le soleil ») prouve une fois encore, loin des discours politiques refermés sur eux-mêmes, tout le vital pouvoir d’ouverture du cinéma, à travers sa façon de regarder l’autre et de tendre la main quand l’Europe ferme ses portes. « Sauver une âme c’est comme sauver l’humanité.», s’émeut Yancouba Badji (alors que ses tableaux s’exposent prochainement à la galerie TALMART à Paris). À présent, les toiles dans la nuit de cet artiste émergent, guideront sur le bon chemin les âmes errantes, et enrichissent aussi notre passage sur Terre par quelques couleurs ocres, dont nos regards fuyaient le plus souvent la triste réalité.
Boully Sébastien