Se faire caméléon pour mieux soumettre sa proie… Timothé Le Boucher revisite avec originalité le conte de fées sur le thème de la manipulation et de la possession. Complexe et érudit, ce premier volet, sans nous convaincre totalement, réussit toutefois à nous fasciner et à nous mettre en appétit.
Ambroise, jeune homme solitaire, vient d’être recruté en tant qu’harpiste au sein d’un orchestre. Son charme et sa beauté ont séduit une métamorphe, créature mythique capable de changer d’apparence, qui va le poursuivre de ses assiduités. Celle-ci va l’entraîner dans un jeu pervers en lui promettant une harpe de concert. Pour cela, il devra réussir un défi pour chacune des 47 cordes qui seront remplacées par les meilleures qui existent. Mais Ambroise va-t-il jouer le jeu, inconscient qu’il y aura forcément un prix à payer ?
Il n’est pas si évident d’appréhender la première partie de cette œuvre, certainement la plus ambitieuse de Timothé Le Boucher, qui s’était fait remarquer il y a quatre ans avec « Ces jours qui disparaissent ». Avec ce nouvel opus, l’(encore) jeune auteur ne fait que confirmer sa singularité. Le plus délicat, c’est d’émettre un jugement définitif sur une production non achevée. Car si 47 cordes – Première partie a beaucoup de qualités, on peut ne pas être totalement satisfait de ce tome introductif qui comporte quelques petits défauts. La meilleure option, pour en parler le mieux possible, est sans doute de distinguer la forme du fond.
La forme d’abord. Sous ses dehors froids et académiques, le dessin de TLB recèle une vraie singularité. Un peu plus éloignée de ses influences « manga jeunesse » par rapport à ses opus précédents, sa ligne claire très fine possède une élégance et une sensualité rare. Dans sa tournure cinématographique, le cadrage millimétré permet au lecteur d’avoir, au-delà des textes, une grille de lecture parallèle où les silences ont leur place, au même titre que les expressions faciales ou les postures des personnages. Et que dire de ces splendides pleines pages où s’épanouit tout le talent graphique de Le Boucher ? Mais le dessin ne serait rien sans l’univers intérieur très personnel et très riche de l’auteur, qui déploie ici des trésors d’imagination pour nous embarquer dans un étrange voyage aux accents ésotériques, où le réalisme du quotidien côtoie le fantastique le plus débridé, où la folie douce s’allie avec un onirisme vénéneux voire cauchemardesque. Et comme rien ne semble avoir été laissé au hasard, les couleurs désaturées et délicates passent harmonieusement des tons froids aux tons chauds en fonction des ambiances.
Nous allons donc suivre une partie de cache-cache amoureux entre une métamorphe, créature mythique un brin diabolique qui peut changer d’apparence à son gré, et un jeune musicien investi dans son art. Dans l’espoir de séduire ce dernier, celle-ci va s’incarner successivement en plusieurs femmes. Le jeune étudiant, discret et bien fait de sa personne, semble indifférent à la cour assidue de ces dames (qui sont en fait une seule et même personne), tout concentré qu’il est sur son objectif ultime : se procurer la harpe de ses rêves. Pour cela, le jeune homme, peu argenté, doit faire des économies. Sautant sur l’occasion, la métamorphe va ainsi endosser le corps d’une richissime cantatrice pour tenter de le mettre à sa botte, en lui promettant une série de 47 défis, soit le nombre de cordes d’une harpe. S’il les réussit tous jusqu’au 47e, l’instrument sera à lui !
Si la trame narrative semble assez simple en apparence, elle est émaillée de plusieurs circonvolutions autour du principal protagoniste, dont la vie quotidienne a pour théâtre ses séances d’escalade, où il fera connaissance de Thomas (une des nombreuses incarnations de la métamorphe…), et l’orchestre qu’il intègre grâce à sa sœur. Des rivalités liées à la place occupée au sein de l’orchestre opposent le groupe des Zodiaques et le groupe des Quotas, baptisé ainsi du fait que ses membres ne sont pas « représentatifs de l’orchestre » du fait de leur particularité physique ou de leur orientation sexuelle.
Les nombreux personnages ont le mérite d’être bien campés pour la plupart, ce qui permet sans doute de ne pas s’égarer complètement dans un récit déjà passablement touffu. Certes, on a bien compris que Timothé Le Boucher souhaitait prendre son temps pour poser le cadre de son histoire, et injecter une bonne dose de mystère, notamment avec ces silhouettes silencieuses qui apparaissent au fil des pages et semblent constamment en train d’épier Ambroise, ainsi que quelques passages étourdissants comme ce sabbat charnel organisé dans le château de la cantatrice Francesca Forabosco, acmé hallucinatoire du livre qui ferait passer Eyes Wide Shut pour une gentille réunion Tupperware. Tout cela fonctionne plutôt bien pour retenir le lecteur, qui ne peut être que fasciné, malgré un rythme qui tend à retomber puis à s’étirer, sans doute le point faible de cette première partie.
Le thème récurrent des œuvres de TLB a trait à l’identité dans tous ses états, de sa construction (Dans les Vestiaires) à sa dissolution (Ces jours qui disparaissent) en passant par la schizophrénie (Le Patient)… Ici portée sous les projecteurs du genre fantastique, elle traite de l’identité multiple et de la manipulation visant à posséder autrui, dans un jeu de prédation sexuelle entre la cantatrice, pieuvre aux milles visages, et sa proie, le jeune adonis qu’est Ambroise. De façon plus sous-jacente, c’est l’identité hors des conventions qui est évoquée : sexuelle, en particulier à travers le personnage de Lucien, qui prétend faire du « drag », ou lors de la fameuse messe partouzarde où le brouillage du genre joue à plein, mais aussi physique en ce qui concerne Charlène, atteinte d’achondroplasie (une maladie des os). Le message sur la nécessité d’affirmer sa singularité lorsqu’on n’est pas dans la norme, est pile poil dans l’air du temps.
On préférera attendre la deuxième partie pour se prononcer définitivement, mais ce premier volet, malgré ses quelques longueurs, laisse présager une suite où tout est possible, car on en est sûrs désormais, Timothé Le Boucher ne viendra jamais là où on l’attend. Une seule chose est certaine avec ce conte de fées — ou plutôt de sorcières —, à la fois perturbant et d’une modernité audacieuse, cet auteur, qui confirme son originalité à chacune de ses publications et impose ses propres codes, ne saurait laisser indifférent.
Laurent Proudhon