Très belle réussite et blockbuster d’auteur totalement hors normes, Matrix Resurrections nous accompagne avec bienveillance et avec bonheur dans une réflexion intime sur nos souvenirs, et surtout sur le rôle de l’Amour dans notre vie et dans la société. Ce n’est pas rien.
Nous n’avions bien sûr aucun besoin d’un retour à la Matrice : après un premier film qui avait tout simplement défini une nouvelle forme de cinéma d’entertainment, les deux épisodes suivants, conceptuels en diable mais largement ratés, avaient douché notre enthousiasme. Et puis la carrière des sœurs Wachowski s’était avérée trop chaotique pour que l’on fasse particulièrement confiance à Lana, seule à bord sur ce Matrix Resurrections, en une époque maudite où la résurrection, justement, des « franchises » ne vise guère qu’à faire sonner le tiroir-caisse tout en désespérant les cinéphiles. Nous avions tort car le film est un petit délice, en plus d’être une vraie proposition de cinéma politique, psychologique, moral même… Et qui s’inscrit dans la droite ligne thématique de la très belle série Sense8, qui plaçait déjà l’Amour au centre d’une possible révolution.
Il faut toutefois prévenir que le film ne pourra pas plaire aux plus jeunes fans de cinéma d’action à la Disney – Marvel : les effets spéciaux sont particulièrement mauvais, la CGI est hideuse, l’univers « réel » est laid et jamais inspiré. On est loin de l’époque où les Wachowski créaient une esthétique qui allait marquer son époque. Pire, les combats sont effroyablement mal filmés, incompréhensibles, sans aucun rapport avec la très belle esthétique « hong-kongaise » de la trilogie… Mais tout cela ne revêt que très peu d’importance, tant Matrix Resurrections bouillonne littéralement d’intelligence, mais aussi de sensibilité.
Intelligence, car Lana Wachowski réussit ce qui est devenu un véritable défi à force d’échecs répétés, un film purement « méta », qui ne joue pas au plus malin, ni vis à vis de son spectateur, ni de sa fiction et ses personnages. Dans une première partie magnifique, le scénario ne se contente pas de « rebattre les cartes » pour justifier l’existence de ce film « inattendu » et « inespéré », mais assume pleinement son artificialité en en proposant une mise en perspective non seulement narrative, mais personnelle. D’un côté, il faut accepter que le concept de « la Matrice » est désormais « du domaine public », et que le regard du spectateur n’a plus l’innocence voulue pour accepter un « reboot » au premier degré : il faut donc intégrer les souvenirs, voire les opinions du spectateur dans le sujet du nouveau film, aussi bien que dans ses images : loin, très loin du « fan service » obscène de la maison Disney pour Star Wars, Wachowski accompagne avec bienveillance, et une bonne dose de ludisme, chacun d’entre nous dans une revisite de nos souvenirs, de nos émotions de l’époque. Mais ceci permet également d’injecter dans Matrix Resurrections un commentaire discret, mais finalement très présent, sur la « dégradation » de notre réalité à nous au cours des vingt dernières années (montée de l’extrême-droite et de l’intolérance, résistance croissante d’une vaste majorité de la population au changement, avec la très belle idée des « bombes humaines » dans l’une des grandes scènes finales, désastre écologique) : Matrix Resurrections est un film qui se regarde lui-même, avec légèreté et un brin d’ironie, mais qui nous parle très sérieusement de notre monde, qu’il nous incombe de changer.
Autre point fondamental du projet de Lana, la substitution à « l’Architecte » d’antan (symbolisant le projet « conceptuel » à la base de la trilogie) d’un « Analyste », personnage central à la fiction permettant de traiter à la fois la question – nouvelle dans Matrix – du deuil (de ceux qu’on aime et qui ont disparu, mais aussi de la personne qu’on a été, voire qu’on aurait pu être…) et celle du rôle « normatif » de la psychanalyse, dont le but est de réintégrer les « fous » dans la société « normale » : le fait que le film se termine sur une scène de violence gratuite envers l’Analyste montre combien ce thème tient profondément à cœur à Lana.
Et bien sûr, comme dans Sense8, il y a l’Amour (avec un A majuscule) comme levier principal du changement, de la résistance à la norme : il n’y a plus « d’élu » (surtout pas de mâle blanc promis au sacrifice et à la résurrection…), mais un couple lié par l’amour. Alors que la société essaie de contenir (voire même de nier) cet amour, en multipliant les obstacles « raisonnables » à son acceptation (la vie sociale, le mariage, les enfants…), Matrix Resurrections, comme Sense8, appelle au rejet des conventions et de la raison, pour pouvoir littéralement prendre notre envol. Certains ont trouvé ce discours sur l’amour trop fleur bleue, trop simpliste, trop central au propos : c’est pourtant là que réside désormais la magnifique singularité du travail des sœurs Wachowski, marqué à la fois par le passage des années et par l’accès à la réalisation amoureuse offert par leur changement de genre.
Peut-être faut-il néanmoins, pour apprécier pleinement Matrix Resurrections, avoir dépassé la cinquantaine, et être entré dans cette période d’une vie où l’on est capable de revenir sur ses souvenirs avec autant de tendresse que d’objectivité, et d’admettre pleinement que ce qui a réellement compté dans une existence, et ce qui compte toujours, c’est l’amour donné et l’amour reçu.
Eric Debarnot