Inspiré par son amour pour l’œuvre du génial écrivain Philip Roth, Desplechin retrouve enfin avec Tromperie la place qui est la sienne au firmament du cinéma français !
Pour qui considère Arnaud Desplechin comme l’un des réalisateurs français les plus intéressants, et place Philip Roth sur le podium des écrivains les plus importants de ces cinquante dernières années, on pouvait juger que l’adaptation par Desplechin du Tromperie de Roth (Deception, en VO…) était un triomphe – artistique pour le moins, car pour le succès populaire, il ne faut pas rêver… – assuré. Ou bien que, au contraire, nos attentes étaient bien trop élevées pour que la déception ne soit pas au rendez-vous.
Et de fait, durant les vingt premières minutes, ça grince un peu : nous qui pestons contre le fait que les Anglo-Saxons fassent systématiquement parler en anglais leurs protagonistes, quelle que soit leur nationalité, il va nous falloir avaler un Philip Roth et sa maîtresse anglaise parlant en français pendant tout le film ! Et puis, après quelques films où Desplechin avait – légèrement – recherché une forme plus consensuelle, le voir nous balancer un Tromperie aussi fièrement littéraire (ce que les haineux vont qualifier immédiatement de film français « intello », donc chiant, donc arrogant, donc détestable…) sentait presque la provocation gratuite. Ces dialogues ciselés, complexes, raffinés entre deux amants qui jouent ensemble – et aussi l’un contre l’autre – à des jeux aussi brillants que troubles, le tout dans des décors quasi théâtraux, ce chapitrage renvoyant à la forme livresque, cette absence quasi-totale, non seulement « d’action », mais même de contexte, n’était-ce pas véritablement « too much » ?
1h45, plus tard, nous ressortions de la salle dans un état d’apesanteur, de satisfaction profonde, ayant renouvelé une fois encore notre confiance à ce cinéma d’auteur français tant critiqué, mais qui tient encore le haut du pavé (car cette année, il y aura eu Carax, Diwan, Ducournau, Antico, et d’autres !). L’honnêteté nous oblige à avouer que quelques spectateurs ont quitté la salle en cours de séance, bien entendu, mais ne serait-ce pas là, finalement, également une marque de qualité pour un film qui ne nous caresse pas dans le sens du poil ?
Tromperie est donc un récit autobiographique de Philip Roth, écrivain génial mais terriblement manipulateur, séducteur impénitent à l’égoïsme dévorant, dédié corps et âme à la création et la manipulation d’une réalité suffisamment intéressante pour qu’elle devienne un sujet de roman : il se concentre sur les quelques années passées en Angleterre par ce juif américain autant obsédé par le sexe que par l’antisémitisme, et sur sa relation adultérine avec une Anglaise malheureuse dans son couple mais qui ne réussit jamais à quitter son mari. Denis Podalydès, meilleur que jamais, d’une élégance tranchante et d’une séduction étonnante, est Philip Roth. Léa Seydoux, actrice généralement détestée, est « l’amante anglaise », et il faut bien reconnaître qu’elle est constamment bouleversante. Tous les deux parlent, se séduisent, s’affrontent, se rejettent, se retrouvent, se dénudent, dans une fête gourmande des mots comme on a peu l’occasion d’en voir à l’écran : ils sont splendidement cadrés dans des plans à la fois justes et spectaculaires, et photographiés avec une attention et une sensibilité peu communes.
Et si l’on se met à craindre la redite, voire la redondance, alors Desplechin (et Roth…) tranchent dans le flux du film, et intercalent des récits secondaires, étonnants : une ancienne maîtresse se meurt d’un cancer, d’anciens amis tchèques évoquent des souvenirs des années de dictature (difficile de ne pas penser à ce moment à l’Insoutenable Légèreté de l’Être de Kaufman & Kundera !), une ancienne élève parle de sa folie qui l’engloutit. Et chacune de ces ruptures – de ton, et du fil du récit – enrichit le portrait de l’artiste en ogre monstrueux… et pourtant tellement attachant. Et Tromperie se termine par un enchaînement de scènes parfaites, qui voient Roth affronter la douleur de son épouse trompée (avec une mauvaise foi extraordinaire !), puis un tribunal lui reprochant sa misogynie compulsive, avant de lui offrir une sorte d’absolution… Car, après tout, quelle qu’ait été la part de manipulation entre nous, nous nous sommes tant aimés… !
Oui, Tromperie soulève plus de questions qu’il n’en adresse, sur le sens de la vie, sur l’inéluctabilité de la Mort, sur la violence toujours renaissante de l’antisémitisme, sur les pulsions sexuelles, sur tout un tas de choses qui vous viendront sans doute à l’esprit en le regardant et qui n’appartiennent qu’à vous. Mais il le fait avec légèreté, avec grâce, avec humour aussi, et avec sensualité. Car Roth et Desplechin y célèbrent avant tout la vie. Qui est un Roman, on le sait depuis longtemps…
Eric Debarnot