Alors qu’on ne peut pas prétendre bien connaître la vie quotidienne en Chine, la lecture du passionnant la Plus Belle Couleur du monde, chronique intimiste mais également roman social se déroulant dans les années 90, permet à la fois de vibrer avec les mésaventures de son héros collégien et apprenti dessinateur, tout en appréhendant certaines réalités culturelles et sociales… Et tout en s’émerveillant devant la narration, la mise en page et la colorisation d’une œuvre réellement magistrale !
On connaît finalement peu de choses de l’existence quotidienne, réelle, du peuple chinois, au-delà de ce que les nouvelles quotidiennes nous relatent de la nouvelle dictature orwellienne du PCC, et même le cinéma « indépendant » chinois, naguère source d’informations objectives sur l’état du pays, semble avoir peu à peu disparu, écrasé par un cinéma de divertissement aux mains du Pouvoir à peu près aussi stupide que son équivalent US. Se pourrait-il que la BD chinoise, le « manhua », puisse désormais servir de relais de transmission de la vérité, et nous permette de comprendre vraiment comment les Chinois vivent ? C’est en tout cas ce que l’on ressent, très fortement, en terminant la lecture des près de 600 pages du pavé – au départ assez intimidant – qu’est la Plus Belle Couleur du Monde, de Golo Zhao… cette impression d’avoir vécu au côté de Rucheng, son héros, adolescent d’une quinzaine d’années, et d’avoir « touché » du doigt non seulement qui il est, mais aussi la nature de la société dans lequel il vit…
… Ou plutôt, vivait, car l’histoire de la Plus Belle Couleur du monde se déroule dans les années 90, donc dans une Chine qui n’existe probablement plus : elle est alors encore loin du monde digital d’aujourd’hui (la technologie disponible est limitée, le pays étant dépeint comme très en retard par rapport au reste du monde, et en particulier au Japon, au grand dam des jeunes avides de découvrir ce qui agite les adolescents sur toute la planète, et en particulier la musique). Les valeurs traditionnelles semblent toujours fortes, pas encore balayées par l’hyper-capitalisme agressif promu par le gouvernement. Et si Golo Zhao a choisi un roman qui semble – peut-être à tort, étant donné l’incohérence de l’âge, l’auteur étant né en 1984 – largement autobiographique pour exprimer sa nostalgie d’une période difficile mais finalement heureuse de sa vie (et des objets qui la composaient, Walkman, cartes à collectionner, boîtes de peintures…), on ne peut s’empêcher, paranoïaques que nous sommes, d’imaginer que cela lui permet d’éviter plus aisément la censure.
La Plus Belle Couleur du monde nous raconte l’année de 3ème de Rucheng, un collégien issu d’une famille peu aisée, dans une grande ville provinciale : si, d’une manière un peu stéréotypée, il est timide, plein de ces complexes qui définissent souvent dans les récits d’adolescence le personnage principal, il également très doué pour le dessin. Cette année est déterminante pour Rucheng, car elle se termine par un concours décidant de sa future orientation professionnelle : il voudrait être admis dans un lycée de Beaux-Arts, mais il est stressé car il n’arrive pas à représenter (ou à voir ?) correctement les couleurs, ce qui risque d’être rédhibitoire au concours. Rucheng est aussi – vaguement ? – amoureux de l’une de ses collègues de classe, Yun, qui manifeste quant à elle un immense talent dans le domaine de la peinture…
Ce qui fascine, puis insensiblement envoûte, dans la Plus Couleur du monde, c’est la précision de la description – par petites touches discrètes qui finissent par composer un portrait complexe – d’une adolescence typiquement déchirée entre le besoin de s’affirmer, la confusion amoureuse et les problèmes matériels, des plus triviaux (comment compléter une collection de cartes) aux plus fondamentaux (comment payer le prix des choses dont on a besoin, ou comment résister à la violence du monde, matérialisée ici par le racket exercé par un garçon plus grand sur Rucheng et ses amis). Ce qui est très original, très fort aussi dans la narration de Golo Zhao, c’est la manière dont le livre débute – un peu lentement peut-être, il faut s’accrocher pendant le premier tiers – sur un mode mineur, souvent anecdotique, avec une retenue dans l’expression des sentiments qu’on peut sans doute attribuer à des aspects culturels. Et l’histoire se déploie peu à peu, gagnant en richesse, en profondeur, mais également en ambiguïté. Peu à peu, avec Rucheng qui découvre que rien n’est ce qu’il paraît au premier abord, que chaque événement peut entraîner des conséquences insoupçonnées, un quasi-suspense s’instaure. Et au-delà des révélations nombreuses qui rendent la conclusion de la Plus Belle Couleur du monde, aussi électrifiante, c’est la vraie Chine qui apparaît : un pays où l’Argent est devenu, comme chez nous, plus que chez nous peut-être, déterminant, mais où les femmes restent, traditionnellement, totalement soumises à la loi masculine. Mais également un pays où la pression sur les jeunes – la nécessité de réussir à l’école, dans la vie – dépasse de beaucoup celle que nous connaissons en Occident, un pays où les joies et les peines typiques de cet âge difficile (les chagrins d’amour, les conflits avec les amis, le bonheur de posséder enfin quelque chose qu’on a longtemps désiré…) passent obligatoirement au second plan par rapport aux exigences sociales.
Ce récit long, subtil et passionnant est soutenu par une véritable mise en scène cinématographique (Golo Zhao est également diplômé de l’Université de Cinéma de Beijing), par un dessin remarquable (dont on peut de temps à autre regretter qu’il se soumette encore trop aux codes du manga japonais), et surtout – car c’est l’un de ses principaux sujets, après tout – une colorisation merveilleuse. Déjà célébré à Angoulême en 2012 pour sa Balade de Yaya, Golo Zhao prouve ici qu’il est bien parti pour devenir un artiste majeur de la Bande Dessinée.
Espérons qu’il poursuivra sur cette voix ambitieuse de la chronique sociale et du journal intime, et ne sacrifiera pas son immense talent de conteur pour trouver le succès, car la Chine moderne a besoin d’artistes de ce calibre.
PS : Comme vous aurez sans doute envie d’essayer la technique de Yun pour « voir les couleurs », je dois vous avouer qu’elle a été malheureusement inopérante sur moi !
Eric Debarnot