Dans son premier film en tant que réalisateur, Daniel Brühl déconstruit avec une certaine jouissance son statut de star internationale et offre une jolie réflexion sur l’Allemagne. Mais passe à côté du grand film que Next Door aurait pu être.
Quand on qualifie un film de « théâtral », c’est souvent sous forme de critique, comme si, peut-être sous l’influence d’Hollywood qui a toujours voulu se différencier du reste du cinéma (et de la télévision, vue comme une concurrente) en montrant qu’aux USA, il y avait suffisamment d’argent pour filmer la grandeur du monde (ou aujourd’hui la profusion d’effets spéciaux aux coûts exorbitants), le Cinéma ne pouvait être que démesuré. Il est sans doute temps, à une époque où la série TV elle-même a assumé ce goût du grand spectacle (le syndrome Game of Thrones) de redonner ses lettres de noblesse à un cinéma qui filme des gens qui se parlent, dans un décor quotidien. Car l’extraordinaire, on le sait bien, finalement, naît plus sûrement de l’être humain que du décor. C’est un heureux hasard si, la même semaine, sortent sur nos écrans deux films importants et réussis, même si c’est à des degrés différents, qui resserrent leur cadre sur deux personnes qui ne font que se parler… même s’il s’agit de deux films que bien des choses opposent, aussi bien dans leur forme que dans leur sujet : alors que Tromperie célèbre la splendeur – mais aussi les horreurs – de la création littéraire, Next Door (traduction internationale littérale mais finalement assez peu inspirée du Nebenan – « la porte à côté » – allemand) est un acte, que l’on peut juger plus ou moins sincère – de déconstruction de son statut de star du cinéma par un acteur renommé, Daniel Brühl.
Next Door adopte, au sein d’un décor unique (un café traditionnel de Berlin, dont la spécialité est le fromage de tête) les principes très populaires aujourd’hui du thriller, dans un huis clos tendu entre deux adversaires – un manipulateur, un manipulé. Une structure qui peut rappeler l’un des modèles du genre, le Limier de Mankiewicz, même si c’est là une référence qui écrase un peu le talent débutant de Brühl, dont c’est le premier film en tant que réalisateur, mais qui s’est fait aider par Daniel Kehlmann, écrivain et scénariste expérimenté.
Daniel est donc un acteur catalano-allemand (comme Brühl) ayant connu le succès avec un film sur la RDA et la Stasi (comme Brühl, révélé par Good Bye Lenin !), désormais populaire grâce des séries TV (Brühl a interprété le premier rôle de l’Aliéniste) et postulant è un grand rôle dans une grosse production US de super-héros, « Darkman ». Alors qu’il est en route pour l’aéroport pour un casting à New York, il fait halte dans son café habituel où un étrange voisin, Bruno, qui en sait visiblement beaucoup sur lui, va engager la conversation. Et son univers bien policé, bien organisé, va basculer, car c’est bel et bien un vrai « Darkman » dont il vient de croiser la route…
Le face à face Daniel – Bruno se matérialise dans un brillant face à face d’acteurs hors pair, qui va donner tout son sens au film, et peut être également regardé comme un commentaire « méta » : s’il n’est nul besoin de vanter les mérites de Brühl, dont on n’oubliera pas de sitôt l’incarnation flamboyante de Niki Lauda dans Rush, le beaucoup moins célèbre Peter Kurth est absolument dantesque en adversaire cruel ! La première partie du film est extraordinaire, car elle déploie à merveille la jubilation de cette mise à mort implacable du mythe de l’acteur-star, tout en faisant progressivement croître un sentiment de malaise qui pourra évoquer un Polanski de la meilleure époque. Le fait que le scénario crée un écho social à cette opposition entre deux hommes – l’un qui a tout, l’autre qui n’a plus rien – en évoquant l’incompréhension entre anciens « Allemands de l’Ouest » et ex de la RDA, la brutalité de l’unification des deux Allemagnes et la gentrification impitoyable de Berlin, permet en outre de dépasser le risque du nombrilisme un tantinet complaisant de l’auto-critique d’un acteur. Bref, on se dit que Next Door va être un sacré grand film…
… Qui va malheureusement perdre beaucoup de son brio, à force d’accumuler, de manière trop forcée twists, mais aussi tentatives avortées de fuite de Daniel. Jusqu’à une fin qui, curieusement, reste trop indécise, et fait se succéder trois conclusions possibles – dont il ne faut rien dire, bien entendu – sans en oser choisir clairement une.
On sortira donc de Next Door avec cette légère frustration que laisse un bon film (on a ri, on a été intrigués, on a eu peur, on a réfléchi, on est passé par des dizaines d’états différents, bref on a « vécu » intimement le calvaire de Daniel…) qui aurait pu, non, qui aurait dû être un grand film. La prochaine fois, Daniel ?
Eric Debarnot