« Madame Hayat » d’Ahmet Altan : un récit plein de finesse et de subtilité

Couronné du Prix Fémina étranger 2021, Madame Hayat d’Ahmet Altan, sous ses airs de roman initiatique, est avant tout une splendide métaphore de la liberté pour cet auteur injustement emprisonné dans les geôles d’Erdogan durant trois ans.

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Fazil, le narrateur est un jeune homme passionné de littérature. Son existence vient de basculer récemment, depuis que son père, agriculteur, meurt subitement après avoir enduré une faillite insupportable. Le jeune homme passe du jour au lendemain d’un statut de fils aimé d’une famille aisée au statut d’étudiant pauvre. Bénéficiant d’une bourse pour étudier, il loue une chambre dans un immeuble délabré mais où les locataires sont chaleureux et solidaires entre eux. Pour compléter sa bourse, on lui propose un petit boulot de figurant dans une émission de télévision de seconde zone. C’est là qu’il découvre une femme plus âgée que lui – il est totalement séduit immédiatement.

madame-hayatFascination, éblouissement, envoûtement, Fazil découvre cette figure magnifique d’une femme libre et indépendante, joyeuse et solaire, qui va être son initiatrice d’un univers de volupté et de plaisir.
Passionnée par les documentaires qu’elle regarde à la télévision avec ce jeune étudiant, elle, qui n’aime pas la littérature (et on peut se demander si ce n’est pas le cas de toute une génération qui ne croit plus en rien aujourd’hui) a de passionnants débats avec ce jeune homme qui tente de justifier son amour des livres sous le rire toujours éclatant de cette femme voluptueuse.

Mais ce n’est pas tout. A l’université où il étudie la littérature il rencontre une étudiante, Sila, qui partage la même passion que lui : intelligente, cultivée, sa relation avec elle le comble sur le plan intellectuel. Commence alors pour Fazil une double vie : le soir auprès de Madame Hayat dans le studio d’enregistrement, soirée qui bien souvent se prolonge au restaurant et dans son appartement où la volupté est au rendez-vous, le jour auprès de Sila sur les bancs de l’université et parfois dans sa modeste chambre pour poursuivre leurs discussions.

En toile de fond les étudiants vivent néanmoins des arrestations arbitraires : le père de Sila est arrêté pendant 4 jours pour des raisons obscures, dans l’immeuble où habite Fazil un locataire est battu à mort, et un autre, « le poète », qui tient une revue littéraire et propose à Fazil d’y participer, se jette de l’immeuble pour échapper à la police.
Fuir semblerait donc la meilleur solution pour les deux étudiants, qui auraient l’espoir d’une vie meilleure, la vie en Turquie apparaissant comme de plus en plus invivable. Mais on ne dira rien de la fin qui forcément mettra un terme à cette période de bonheur incroyable, alors que la mélancolie de Fazil, mais aussi celle de l’auteur, pointe au détour du roman…

Cela aurait donc pu être un très bon roman d’apprentissage classique d’un jeune homme initié par une femme plus âgée et déjà cela aurait été très réussi. Mais lorsqu’on sait que l’auteur, Ahmet Altan, a écrit ce roman alors qu’il était emprisonné, on pense bien évidemment aux correspondances qu’on peut faire avec ce texte magnifique.
Arrêté en septembre 2016 dans le cadre d’une campagne de répression contre les intellectuels (on se souvient que le président turc, Recep Tayyip Erdogan avait prétendu être victime d’une tentative de putsch) Ahmet Altan a été en effet condamné par un tribunal arbitraire à une peine de perpétuité avant d’être ramenée à dix ans et demi de prison. Remis en liberté sous contrôle judiciaire le 4 novembre 2019, l’auteur a de nouveau été arrêté le mardi 12 novembre, subissant l’arbitraire d’un régime totalitaire qui bâillonne les intellectuels. il a écrit « Je ne reverrai plus le monde » à cette occasion.

On peut donc lire Madame Hayat comme une splendide métaphore de la liberté : cette figure féminine, qui vit pleinement l’instant, qui ne se soucie pas de la peur (laquelle est bien présente en filigrane dans le récit) et qui jouit d’être vivante est magnifique. « La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines » peut-on lire par exemple pour rappeler la toile de fond dans lequel évolue ce peuple aujourd’hui.

Au pays de l’autre grand écrivain turc qu’est aussi Orhan Pamuk – une œuvre à revisiter aussi autant que de besoin – dans cet état totalitaire qu’est devenu ce pays au magnifique confronté à Erdogan, Madame Hayat est rempli de finesse et de subtilité.
« Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas », écrivait Ahmet Altan dans son autre récit paru aux Editions Actes Sud, Je ne reverrai plus le monde.
Tout est dit, aucun doute sur les grandes qualités littéraires de ce récit, il ne vous reste plus qu’à plonger comme Fazil à l’intérieur de Madame Hayat pour un très beau moment de littérature.

Florence Balestas

Madame Hayat
Roman de Ahmet Altan
Julien Lapeyre De Cabanes (Traduction)
Editeru : Actes Sud
Date de parution : 1 septembre 2021
272 pages – 22€ / 16,99€