Abdallah Al Khatib livre un puissant témoignage sur le siège de Yarmouk (banlieue de Damas en Syrie) perpétré par le régime de Bachar el-Assad (président syrien), sous la forme d’un journal filmé, où la résilience enveloppe l’horreur pour mettre en lumière la dignité des habitants et le courage des enfants.
La guerre israélo-arabe de 1948 entérine la fondation de l’état d’Israël et engendre un exode massif de la population palestinienne qui trouve refuge dans des camps. Depuis 1957, Yarmouk demeure le plus grand camp palestiniens du monde. À partir de l’été 2013, Bachar el-Assad décide d’assiéger ce camp en guise de représailles à une tentative de révolution dans son pays, sous le prétexte fallacieux que de nombreux miliciens pro-révolutionnaires se cachent dans cette région spécifique. Dès lors, il instaure un siège où plus personne ne peut y entrer ou en sortir. Au fil des jours, les 18000 réfugiés (dont 3500 enfants) furent privés de nourritures, d’eau, d’électricité et de médicaments. L’enfer au quotidien. Ce long-métrage témoigne enfin de cette funeste réalité souvent ensevelie par l’information nombriliste de nos sociétés médiatiques.
Né en 1989 à Yarmouk, Abdallah Al Khatib étudie la sociologie à Damas avant d’intégrer notamment l’ONU comme coordinateur des activités et des bénévoles, l’Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient et devient l’un des responsables du Centre de Soutien à la Jeunesse. Peu après l’instauration du siège, il décide, face caméra, de démissionner de ses missions envers l’organisme des Nations Unies pour se libérer de la neutralité réclamée par cette organisation, incompatible avec le besoin vital pour lui de s’exprimer. Alors que l’urgence politique voit le jour sur sa terre natale. À la suite de la perte d’un ami proche torturé à mort, Addallah Al Khatib décide, sans aucune formation, de s’emparer d’une caméra 5D, confiée par son ami avant son départ du camp afin de filmer au bout des poings le nouveau quotidien qui l’entoure.
La première séquence en plan fixe dévoile l’une des artères principales de la ville où le rythme des habitants « heureux dans le bleu du ciel et le bruit du vent » articulent la vie, alors que l’horizon invite encore à tous les possibles, jusqu’au moment soudain d’un fondu enchaîné qui plonge cette même rue dans un désert où « une lourde poussière a envahi l’espace. Les couleurs et les gens ont disparu ». L’état de siège prend place brutalement, comme le mur érigé pour empêcher certains déplacements extérieurs et à présent le temps « se déroule au rythme du siège ». L’image scindée en deux par le trottoir du milieu indique clairement l’inspiration du film entre honorer la vie qui s’organise et continue malgré tout et la présence de la mort. « Le siège est un long emprisonnement, fait d’attente et d’ennui, qui ne pose pas de limites aussi claires que les barreaux d’une prison : il s’étale comme un désert écrasé de chaleur en plein été. Le siège est un chemin qui conduit à la folie et au suicide, et le seul moyen d’en réchapper, c’est de trouver une idée qui en vaille a peine » écrit Abdallah Al Khatib, narrateur en voix-off de ce journal intime filmé au cœur de Yarmouk.
Sur le moment l’idée de témoigner à l’aide d’une caméra n’a aucune ambition cinématographique. La nécessité de monter près de 500 heures de rushes tournés clandestinement pendant deux ans voit le jour après avoir fui l’horreur syrienne pour un exil en Allemagne où il vit actuellement avec sa mère présente dans le documentaire en tant qu’infirmière reconvertie.
Ce travail fondamental de montage confirme l’importance des images recueillies tant bien que mal (difficulté de recharger les batteries avec les coupures de courant, stockage des images, danger des bombardements…), et révèle un vrai talent d’Abadallah Al Khatib pour le sens du cadre et de la bonne distance. À travers ce huit-clos souvent angoissant, où la légèreté des enfants en chœur est engloutie par le quotidien terrifiant d’une ville lézardée par les bombes, où les immeubles s’écroulent ou deviennent de simples châteaux sous le bruit des bombes et des barils inflammables largués par les avions et hélicoptères ennemis, puis rythmé par les pleurs et les cris d’habitants affamés qui se déplacent telles des ombres sans vie à la recherche d’une éventuelle graine à manger. La mort rode partout, mais avec pudeur, l’apprenti cinéaste ne la montre jamais directement, il préfère laisser l’insupportable en hors-champ. Ce choix moral dicté par son âme intérieure s’amplifie par une narration ponctuée de « 40 règles de siège » rédigées dans un carnet intime, où sa voix décline une véritable poésie de guerre pour mieux décrire l’obscène des situations et la douleur de ce peuple piégé par la conflictuelle histoire du monde, dont les appels de détresse ont laissé la communauté internationale totalement indifférente à leurs souffrances, pourtant connues de tous !
Depuis son arrivée en Allemagne, le réalisateur a transformé sa colère pour gravir le chemin de la résilience, où les rêves assombris des enfants, la résistance à travers les manifestations, la vie quotidienne et des chants déchirants, montrent une dignité face au mépris de l’agresseur et à l’indifférence des grandes puissances afin d’avancer vers la lumière grâce au pouvoir du cinéma. Malgré des images poignantes, cette ode au courage du peuple palestinien et de ses enfants ne sombre jamais dans une posture lacrymale. En dehors de son titre éloquent, le film évite explicitement le règlement de compte politique pour nous offrir un premier long métrage sidérant qui constitue ainsi un puissant témoignage ainsi qu’un écho universel de tous les chaos que subissent les humains, véritables damnés de la Terre…
Sébastien Boully