C’est le « coup de feu » dans un restaurant réputé de Londres, et ce soir, les choses vont mal se passer : dans The Chef, Barantini, qui connait son sujet, filme des gens qui travaillent en plein milieu d’une crise perpétuelle, comme si c’était un thriller. Et oui, c’est un thriller, et un magnifique.
C’était Jean-Luc Godard qui disait, probablement au moment de filmer Sauve Qui Peut (la Vie), qu’il n’y a rien de plus intéressant que de filmer des gens au travail. Et bien sûr, tout le cinéma de divertissement US s’est créé contre ce point de vue, en partant du principe éternel mais finalement assez approprié au capitalisme, qu’il faut divertir le peuple qui travaille et leur faire oublier la dureté de leur vie pour qu’ils acceptent leur soumission : du Pain et des Jeux, tout simplement.
Mais bien sûr, Godard, comme presque toujours, avait raison, et les films qui savent montrer les gens au travail sont presque toujours les plus beaux, nous apportant à nous, spectateurs, la satisfaction incomparable de voir une œuvre d’art témoigner avec respect et sincérité de nos efforts, de notre talent, mais aussi de nos difficultés quotidiennes.
Philip Barantini, le réalisateur de Boiling Point (qui est devenu The Chef en France), aurait fait partie d’une brigade de restaurant, avant de devenir acteur, et a tout naturellement voulu reproduire à l’écran la tension terrible que l’on peut ressentir quand on travaille dans un restaurant étoilé, particulièrement certains soirs où tout va mal, et même plus encore… Il a d’ailleurs réalisé, deux ans plus tôt, une première version du film, en format court de moins de 30 minutes, sous le même titre et avec la même équipe…
The Chef est vendu au public, dont on craint qu’il se détourne d’un film qui ne comporterait pas de violence, d’histoire d’amour, de moments de comédie, d’énigme complexe, comme un… thriller. Et, de fait, ce n’est pas un si gros mensonge, car les 92 minutes hyper-tendues du film sont plus anxiogènes, plus passionnantes que celles d’un thriller « ordinaire ». Et puis, finalement, les spectateurs verront de la violence (verbale, mais très intense), des histoires d’amour (qui ont tendance à mal se passer, et qui finiront sans doute mal), un peu de comédie (celle qu’on se joue à soi-même pour arriver à survivre au boulot), et même une sorte d’énigme qui va peu à peu se résoudre devant nos yeux : mais à quoi carbure donc ce fameux chef, qu’est-ce qui le ronge ainsi ?
Nous sommes donc un vendredi soir de fin d’année dans un restaurant réputé de Londres, c’est le coup de feu, et rien ne semble aller bien : le Chef arrive en retard, semble à côté de la plaque, incapable de gérer ses troupes, même s’il fait de son mieux. Dans le restaurant surbooké, les habituels clients casse-pieds, insupportables (en sortant du film, vous réfléchirez à deux fois avant de mal traiter le personnel de votre prochain restaurant), mais surtout un autre « chef » célèbre, à la télévision quant à lui, qui est venu dîner avec une critique réputée pour avoir la dent dure. Et dans la salle, dans la cuisine, et dans l’arrière-cuisine, les micro-conflits et les gros problèmes habituels au sein d’une équipe qui travaille ensemble tous les jours et doit faire face continuellement à une multitude de situations difficiles. Rien de plus ? Non, rien de plus, mais ça remplit parfaitement les 92 minutes d’un film qui vous prend à la gorge, et ne vous lâchera plus jusqu’à sa conclusion, sans doute un peu excessive (ce serait le principal reproche que l’on pourrait faire à The Chef), mais parfaitement logique.
The Chef est filmé en un seul plan séquence (ce qui est ici tout sauf un geste de cinéaste frimeur, seulement une parfaite évidence), avec une caméra portée à l’épaule qui suit les trajectoires incessantes de la brigade, et il nous gâte d’aucune musique pour faire passer la pilule et nous dicter ce que nous devons ressentir. The Chef est un geste de cinéma enthousiasmant, qui fonctionne à la perfection… la plupart du temps : car bien sûr, et c’est normal, chaque spectateur se sentira plus ou moins engagé dans chacun des différents conflits, des différents drames qui se jouent, sa sympathie allant à l’un ou l’autre des protagonistes.
Tous les acteurs sont admirables, et il serait d’ailleurs injuste de seulement célébrer la performance d’un Stephen Graham dont on connaît depuis longtemps le talent : comme dans un vrai restaurant, la qualité de la cuisine et de l’expérience du client sont subordonnées à l’excellence de chacun des membres du personnel, et The Chef – le film – peut très bien être regardé comme une illustration « méta » de cette règle incontournable.
Ne vous refusez donc pas ce plaisir intense de pénétrer dans le restaurant de The Chef. Vous nous en direz des nouvelles !
Eric Debarnot