Dans Arthur Rambo, Laurent Cantet, au meilleur de sa forme, nous offre une plongée aussi vertigineuse que pleine de tension dans le gouffre de la célébrité et des réseaux sociaux, dans un monde de plus en plus déchiré.
Comme c’était déjà le cas avec le travail que Laurent Cantet avait fait à partir de l’affaire Romand pour son Emploi du Temps, ce serait une erreur de voir Arthur Rambo comme « une histoire vraie », ce qui est devenu l’une des pires cautions du cinéma en manque d’imagination pour raconter n’importe quoi : à partir du cas de Mehdi Meklat, ce jeune chroniqueur issu des « Cités », comme on dit, cloué au pilori en 2017 lorsque furent révélés des tweets antisémites, homophobes, racistes qu’il avait écrit sous un pseudonyme, Cantet construit son propre scénario, pour pouvoir poser ses propres questions et ouvrir des pistes de réflexion qui ne soient pas limitées par la réalité des faits.
Bien sûr, l’histoire de Karim D, jeune écrivain issu de l’immigration, qui est en train d’exploser dans les médias grâce à un livre unanimement célébré sur l’histoire de sa mère, et qui va se trouver en quelques minutes détruit par la révélation d’abominations publiées sous le nom d’Arthur Rambo, est très proche de celle de Mehdi. Cantet en a néanmoins volontairement accentué certains aspects pour élargir son propos, en particulier la violence des tweets eux-mêmes (dont il avoue qu’ils ont été difficiles à écrire !), qui permet d’évoquer la possibilité d’une provocation quasiment punk, loin d’être inintéressante. Car bien sûr, et c’est là l’immense qualité – en même temps que ce sera là le problème pour le spectateur qui attend forcément des réponses d’un film – de Arthur Rambo, nul ne sait, ou pire, nul ne peut comprendre ce qu’il y avait réellement dans la tête de Mehdi Meklat, comme dans celle du protagoniste de fiction Karim D.
Avons-nous affaire à un sociopathe manipulateur ? A une pure ordure opportuniste et hypocrite ? A un jeune homme perdu, entre la griserie offerte à bas prix par le succès sur les réseaux sociaux et le respect qu’il veut avoir pour ses racines, sa famille ? Tout est possible, et tout peut être vrai : Cantet ne veut pas trancher, il préfère, en toute honnêteté et avec beaucoup d’élégance, nous laisser nous-même hésiter face à l’abime.
Cantet décrit Arthur Rambo comme un « film de procès », puisque Karim D (interprété par un Rabah Naït Oufella très subtil, convaincant dans tous les registres, dans le monde branché des Parisiens intellectuels comme dans le dénuement des Cités) va au cours du film, une fois passée une première partie tendue, tranchante, haletante comme un thriller, être tour à tour jugé par tous les acteurs / spectateurs de sa fulgurante ascension vers le succès et la célébrité : sa maison d’édition, ses amis, son amoureuse, ses partenaires et collègues de la radio de quartier qu’il a créée, et puis finalement sa mère et son frère. Chaque scène va proposer au spectateur une lecture dans laquelle il se reconnaîtra ou pas, tout en pointant – sans esprit de dénonciation, ni de caricature, Cantet est trop subtil pour ça – les hypocrisies, voire les absurdités derrière les opinions de chacun. Derrière notre propre opinion.
Jusqu’à la confrontation de Karim D avec son petit frère, en pleine confusion, qui met en lumière l’insoutenable position d’une jeunesse qui ne trouve toujours pas sa place, et se débat avec une énergie du désespoir qui n’est pas sans danger pour la société : c’est alors qu’on lit – enfin – la réalisation sur le visage de Karim D de la toxicité de son comportement, de la catastrophe qu’il a engendrée.
Ce sera néanmoins une dernière rencontre, avec une amie romancière qui est le mentor de Karim, qui offrira à Karim, alors que le temps de la confrontation avec les jugements péremptoires des Autres est passé, la solution : l’introspection, la nécessité de se comprendre soi-même, et donc, inévitablement, la… disparition.
Portrait lucide mais jamais à charge d’une société qui ne semble fonctionner qu’à la célébrité, et dont les réseaux sociaux sont l’inhumaine extension, Arthur Rambo est un film brillamment construit dans sa manière d’intégrer dans son récit les différents niveaux de communication (la télé et son discours artificiel avec son fond vert, les tweets qui apparaissent progressivement avant de saturer l’écran, les confrontations individuelles où chacun est avant tout préoccupé par sa propre image et sa propre survie…). C’est aussi un film vertigineux, et malaisant comme l’est notre vie.
Et c’est probablement le meilleur film de Laurent Cantet depuis Entre les Murs.
Eric Debarnot