En ouvrant Passeur de JD Beauvallet, on pensait revivre sur le mode de la nostalgie la fabuleuse histoire des Inrocks, et on se trouve plongés dans un vrai livre, un grand livre peut-être, qui parle de manière humble et pourtant éclairée du sens de l’Art au sein d’une vie passionnée.
En août 2021 paraissait le remarquable livre de Grégory Vieau, Une Histoire de la Presse Rock en France, qui consacre bien naturellement plusieurs chapitres aux Inrockuptibles, revue phare durant deux décennies, et qui nous aida à découvrir des dizaines d’artistes essentiels. Les journalistes des Inrocks, surtout durant la première époque du journal, avant qu’il ne devienne un hebdomadaire un peu moins « pointu », ont clairement servis de « passeurs », ce rôle essentiel que joue la meilleure critique cinématographique (Serge Daney, tu nous manques…) et musicale.
Coïncidence heureuse du calendrier, JD Beauvallet (ne l’appelez pas Jean-Daniel surtout !) publiait quelques mois plus tard ses « mémoires », ou plutôt, en utilisant un terme moins pompeux, ses souvenirs, justement sous le magnifique titre de Passeur. Beauvallet est l’un des fondateurs des Inrocks, l’une des figures phares de la revue, surtout grâce à ses interviews éclairants et parfois dévastateurs émotionnellement, tant il pouvait pousser l’interviewé dans ses derniers retranchements : perpétuellement à la recherche de la « vérité » derrière la langue de bois ou la routine des entretiens promotionnels, Beauvallet n’a jamais cessé d’essayer de comprendre d’où venait l’Art, l’inspiration, pourquoi et comment quelqu’un pouvait décider d’emprunter ce chemin ardu, périlleux. Et d’où surgissaient ces musiques, ces chansons qui pouvaient littéralement changer la vie de milliers, voire de millions de personnes sur la planète.
Que Beauvallet ait été une vraie plume – et parfois même une grande plume, même si lui-même s’en défend, se réclamant humblement comme le disciple moins doué de Michka Assayas -, c’est particulièrement évident à la lecture de ce beau livre, qui se savoure tant du point de vue « historique » que littéraire. Bien entendu, au cœur de Passeur, il y a l’aventure des Inrocks (« … Un porte-voix où l’on peut partager en direct nos derniers coups de cœur. Nous sommes la dernière génération de critiques musicaux qui parlent de disques que personne ne peut entendre ou presque… »). Mais les premiers chapitres sur l’enfance de sauvageon de Jean-Daniel (à l’époque) près de Chinon, sont éclairants, et peut-être les plus beaux. Son amour pour Manchester ou Liverpool, qui illumine les chapitres consacrés à ces villes, prend des accents bouleversants. Les passages consacrés à certaines de ses grandes passions, Bowie, Lou Reed, les Smiths, Björk, Kraftwerk, Miossec et bien d’autres, retrouvent sans peine les accents de ses meilleures chroniques musicales – par ailleurs lucides, honnêtes, en plus d’être passionnées – des années 90 (A propos du Berlin de Lou Reed, il écrit : « Après Berlin, je n’aurai plus jamais peur du noir. »). La partie du livre consacrée aux anecdotes amusantes ou étranges de sa vie de globe-trotter (comme sa malheureuse tentative de parler pêche à la ligne avec Nick Cave !) au service du rock’n’roll se dévore littéralement et semble beaucoup trop courte. Et puis il y a la fin, terrible, qui nous laisse les larmes aux yeux, que cela soit lors de l’évocation de l’horreur du Bataclan ou tout au long de ce dernier chapitre, dont il ne vaut mieux rien dire ici.
A l’origine d’initiatives aussi fondatrices pour la musique que le Festival des Inrocks, qui lança la carrière de maints groupes britanniques fondamentaux (Pulp en premier !), ou le programme CQFD de découverte de jeunes talents français, Beauvallet a énormément fait de choses « pour la cause ». En refermant Passeur, on se dit qu’il est grand temps que Beauvallet consacre son talent immense à la littérature.
Eric Debarnot