Triple affiche ce vendredi soir au Studio 104, avec trois genres musicaux et trois ambiances très différentes : c’était un défi peu conventionnel, et il a été relevé haut la main par des artistes ravis de l’occasion de présenter leurs dernières chansons.
Il y a foule ce soir, bien avant l’ouverture des portes, devant ka Maison de la Radio : c’est la preuve que le nom de Pete Doherty, si longtemps après l’explosion des Libertines et alors même que Pete semble sortir enfin de sa longue période de frasques de jeunesse, exerce toujours un fort pouvoir d’attraction.
Curieusement, le triple programme de ce soir réserve la place centrale à Pete et son complice Frédéric Lo, avec lequel il a composé les chansons que nous allons entendre interprétées pour la première fois en public. Sinon, on pourra bien sûr renâcler devant un programme trop chargé qui, une fois déduit le temps des interviews des artistes, ne laisse guère qu’entre 30 et 35 minutes de set à chacun.
Il est 21h05, et Fishbach est seule sur scène avec ses machines, et avec une guitare électrique qu’elle utilisera peu et abandonnera très vite. Elle aussi est là pour interpréter des nouvelles chansons, avant la sortie de son second album prévu pour le 25 février. Ces chansons, composées dans l’isolement de la pandémie, témoignant d’une approche plus introspective, affichent un registre qui semble bien différent de celles de son magnifique premier album, « A ta merci », dont elle ne reprendra que deux titres, Un autre que moi et Mortel. Toujours vocalement à équidistance entre Catherine Ringer et Bernard Lavilliers, elle impressionne par sa puissance vocale et sa présence scénique, très théâtrale, en dépit d’un trac visible. On s’ennuie un peu durant ses nouvelles chansons qu’on ne connaît pas, mais qui paraissent dénuée de la terrible noirceur d’antan, de cette rugosité qu’on aimait tant. Masque d’or décolle quand même sur ces beats eighties qu’elle affectionne toujours. Pour Arabesques, elle est accompagnée au piano par Charlene, et sa musique prend des accents définitivement moins rock, plus dans une tradition de chanson française. Dans un fou rire conclut un set trop court, frustrant aussi, d’autant que l’absence de musiciens a semblé priver la musique de Fishbach d’une partie de son énergie, et même de son âme. Un set qui laisse une impression mitigée, avant un court interview qui nous inquiète, Flora Fischbach expliquant que pour sa tournée à venir, elle souhaite poursuivre dans ce format solo qui ne nous a pas convaincus ce soir…
21h50 : Installé en Normandie, à Etretat, « pour se refaire une santé », Pete Doherty s’est associé à Frédéric Lo, à la suite d’une rencontre placée sous le souvenir du regretté Daniel Darc. Frédéric et Pete sont accompagnés par une jolie troupe de 8 musiciens (parmi lesquels on est heureux de compter le brillant Jan Stumke, complice d’Olivier Rocabois, aux claviers !), trois violonistes et une violoncelliste. La musique de Lo, ample, lyrique, a souvent des sonorités romantiques très françaises (The Fantasy Life of Poetry & Crime, merveilleuse) tout en s’inscrivant dans la tradition pop symphonique anglaise : elle semble, au début, presque trahie par le chant toujours incertain d’un Doherty qui paraît un débutant timide sur scène, ses anti-sèches à la main. Mais c’est en fait ce déséquilibre qui fait le charme de ces chansons. You can’t keep it from me forever, un délice pop-rock, retrouve un format musical plus usuel pour Doherty. « C’est la première fois qu’on joue ces chansons… to anyone » explique Pete : pas de problème, Pete, tout fonctionne impeccablement ! Les chansons, que nous découvrons puisque l’album ne paraîtra qu’en mars, se révèlent d’une agréable évidence mélodique, le groupe a du souffle, et le chant parfois presque enfantin de Doherty leur confère une forme d’innocence bienvenue. Et parfois bouleversante (« I’ve been trying for the door »). Un set littéralement enchanté, construit sur 10 chansons courtes qui passent très vite, trop vite, avant un final presque joyeux, Keeping me on file…
Même si c’est anecdotique, il faut reconnaître que l’interview de Doherty qui suit est hilarante, entre son commentaire sur Prince Andrew et sa reprise au débotté des Copains d’abord de Brassens.
22h30 : On se dit que ça va être dur après ça pour Emily Loizeau. Mais c’est faire peu de cas de l’énergie et de la colère qui habitent ce petit bout de femme, et qui électrisent son nouvel album, « Icare » (ou « I care »), plus rock, plus engagé politiquement qu’à l’habitude. Soutenue par un trio efficace, Emily est pieds nus au piano (enfin sur son drôle de piano déconstruit / reconstruit en intégrant des pédales d’effets de guitare, nous expliquera-t-elle ensuite), et balance des chansons puissantes, de sa voix véritablement impressionnante. Il y a même là quelque chose du Patti Smith Group des débuts, pense-t-on et c’est fort. « On est debout, on est vivants… c’est ça une chanson », Emily nous exhorte à vivre notre vie comme une révolte. Produites et enregistrées par le grand John Parish, qui n’a pas son pareil pour révéler le cœur des jeunes femmes, les chansons de « Icare » brillent ce soir : hommage aux migrants risquant leurs vies à traverser la Manche (Eldorado), à la lutte du peuple Sioux contre la construction d’un pipe-line sur leur territoire (Oceti Sakowin), avec un final tribal et heavy qui déboule sur une version sauvage de We Can’t Breathe, tout est magnifique… Le set se clôt sur une reprise au texte réécrit du Girl from the North Country de Dylan, avant la conclusion dénudée et superbe de Icare.
Ce soir, Emily Loizeau nous a littéralement soufflés.
Texte et photos : Eric Debarnot