Sans esbroufe dans ses effets et dans sa forme, The innocents finit par souffrir de cet aspect hyper-maîtrisé, comme empêché par sa propre virtuosité. Eskil Vogt parvient rarement à générer une tension, à amorcer une impulsion, son film restant bloqué au même stade d’intentions et d’évolution pendant presque toute sa durée.
« Ça a commencé parce que j’ai eu des enfants et que j’ai été témoin de leurs tentatives de trouver un sens au monde […] C’était aussi cette fascination que vous avez quand vous les observez, surtout quand ils ne savent pas que vous êtes là ». C’est de cette constatation (et fortement influencé, en autres, par le manga Dômu de Katsuhiro Otomo) qu’Eskil Vogt, fidèle coscénariste de Joachim Trier, a eu l’idée de The innocents, fable fantastique et conte réaliste (ou est-ce l’inverse ?) où quatre enfants, loin du regard des adultes ignorant tout de ce qui se trame, découvrent qu’ils ont des pouvoirs (télékinésie et télépathie principalement) et s’y adonnent, intrigués et amusés d’abord, puis s’y abandonnent jusqu’à en ressentir le poids, les responsabilités. Jusqu’à en éprouver le fardeau. Et jusqu’à un enchaînement de violences.
De ces « super-héros » en culottes courtes aux antagonismes larvés, puis plus tard évidents, Vogt ne tirera pratiquement aucun spectaculaire (et même lors du final, ce que l’on pourra éventuellement regretter, le film donnant l’impression, sur sa fin mais pas que, de ne pas savoir comment gérer l’intensité et l’achèvement de ce qu’il a mis en branle). Tout ici s’accomplit avec une belle économie de moyens (on jurerait parfois regarder un Michael Haneke s’essayant au surnaturel, et on pourra même rapprocher The innocents à son Ruban blanc), dans une sorte d’ »inquiétante étrangeté » contaminant atmosphère et comportements. Vogt d’ailleurs s’attelle autant à la description d’un quotidien ultra banal (celui d’une banlieue norvégienne alanguie au soleil de l’été) et de ses différences sociales qu’à cet extra ordinaire qui, soudain, s’y invite brutalement.
C’est évidemment dans cette part de fantastique que Vogt va questionner les fondements de l’enfance (son innocence et sa soif de découverte, son émerveillement à tout et sa cruauté aussi) et s’interroger sur la nature du Bien et du Mal, innée ou se découvrant, s’apprivoisant par l’inéluctabilité des choses, les aléas de l’existence, la sensibilité de chacun. Mais Vogt étire inutilement son récit (2h15 à filmer des enfants, auxquels en plus on peine à s’attacher, qui ne font qu’expérimenter leurs pouvoirs jusqu’à l’inévitable confrontation, c’est un peu long) sans, surtout, en approfondir les réflexions sociales, morales et psychologiques.
Le même problème se posait déjà dans le Thelma de Trier que Vogt a coécrit (et dont je me permets de reprendre quelques mots de ma critique tant ils collent à ce qui gêne ici) : « Sans esbroufe dans ses effets et dans sa forme, The innocents finit pourtant par souffrir de cet aspect hyper-maîtrisé, comme empêché à la longue par sa propre virtuosité (et ce jusqu’à ce dénouement en demi-teinte, pas mal frustrant). Vogt parvient rarement à générer une tension, à amorcer une impulsion, son film restant bloqué au même stade d’intentions et d’évolution pendant presque toute sa durée ». Plus simplement, on aurait voulu que Vogt aille plus loin, peut-être qu’il se lâche à certains instants. Il n’est pas question de surenchère, de démonstration de force ni de carnage à la Dômu, encore que, mais de plus de vertiges, d’un gouffre qui s’ouvre plutôt que d’un bac à sable qui tressaille. Certes, c’eût été un film différent, et Vogt n’a visiblement pas voulu s’engager dans cette autre voie, disons plus expressive. C’est son choix. Mais, il faut l’admettre, ce film-là donnait davantage envie.
Michaël Pigé