Stéphane Brizé continue son entreprise d’observation de la dureté du monde du travail, à travers Un autre monde, un nouveau brillant pamphlet social et humaniste, examiné sous un prisme différent.
Entamé en 2015 avec La Loi du marché (récompensé par le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes et le César du meilleur acteur pour Vincent Lindon) et le puissant En Guerre (2018), le réalisateur conclue provisoirement une trilogie avec ce nouveau volet Un autre monde, qui continue de narrer le chaos engendré sur les êtres humains, laminés par un capitalisme de plus en plus vorace.
Lentement, quelques photos encadrées se dévoilent sous une caméra bienveillante. Cette errance à l’intérieur d’une demeure cosy dresse suggestivement l’heureux portrait d’une famille idéale (une mère et un père, entourés de leurs deux enfants en études dont la fille vient d’être diplômée). Une représentation sans nuages, assombrie par la prégnante et mélancolique partition musicale de Camille Rocailleux, qui instaure d’emblée un autre climat plus ombrageux. L’orage survient tout de suite après ! En un éclair, l’on retrouve ainsi le même couple s’affronter sans concession par le biais d’avocats, afin de trouver un accord financier lors de leur procédure de divorce. Une véritable bataille de chiffres où les rancœurs intimes s’invitent loin du coup de foudre initial et exposent cruellement l’envers du décor d’un bonheur familial mis à mal par un mari jugé perpétuellement « angoissé » par son travail à l’intérieur du foyer.
Une vie « en enfer » avoue en larmes l’épouse devant un mari médusé par cette révélation, dont il ne peut pas comprendre la véracité de ce ressenti, étant focalisé sur la valeur matérialiste et la solidité financière de leur couple. Secoué par cette confrontation douloureuse, ce cadre supérieur responsable d’une usine d’électroménager appartenant à Elsonn, un groupe international, se voit affublé de la délicate tâche de dégraisser ses effectifs afin de faire plaisir aux actionnaires, alors que l’entreprise continue, années après années, d’accumuler des bénéfices financiers substantiels. Comme d’habitude, en bon petit soldat travailleur acharné et solitaire, Philippe Lemesle se livre avec abnégation à cette mission difficile jusqu’à ce que l’armure commence à se fissurer d’incertitudes…
Une nouvelle fois très documenté et co-scénarisé avec le fidèle Olivier Gorce, ce nouveau long métrage emprunte cette fois-ci la voie de la fiction pour inclure du romanesque intime au cœur de la narration, à la facture toujours documentaire. Cette inclinaison fictionnelle apporte à ce récit, en contrechamp des deux premiers volets, une puissance émotionnelle poignante, à travers des scènes de déflagrations intimes qui auscultent aussi bien les dommages collatéraux subis au sein de la famille (divorce, conséquences psychiatriques sur le fils), que les dégâts relationnels et les multiples humiliations quotidiennes perçus par tous les salarié.e.s. Loin de la lutte des classes manichéenne, le récit démontre au contraire qu’il y a du gaz à tous les étages, lors de nombreuses réunions conflictuelles où la caméra épouse les diverses positions. La mise en scène fluide multiplie les axes pour mieux ausculter tous les nombreux rouages qui broient les humains sous le joug de la rentabilité économique « guidé par Wall Street », qui font des employé.e.s juste de simples nombres à évincer d’un organigramme. La brutalité de cette réalité est accentuée par le biais d’un montage abrupt aux nombreuses ellipses, faisant alterner les complexes tourments familiaux et les interrogations du cadre d’entreprise sous les injonctions et les pressions constantes de tous les côtés.
Pour incarner cet homme à la dérive, le réalisateur s’appuie à nouveau sur son alter ego Vincent Lindon, dont l’implication corporelle et émotionnelle s’avèrent encore une fois d’une remarquable vérité. Une authenticité renforcée également par la présence de la fragile et émouvante Sandrine Kiberlain (ancienne compagne de l’acteur) en épouse qui réclame le divorce, dont leurs liens intimes du passé apportent une mise en abime troublante pour le spectateur. L’épatant Anthony Bajon complète le trio familial principal dans un rôle symbole des dysfonctionnements et de la pression constante ressentie par notre jeunesse dans une société où la performance est devenue presqu’une obligation. Le casting s’avère particulièrement judicieux, sans oublier les nombreux non-professionnels (dont la surprenante Marie Drucker en directrice générale du Pôle France) qui entourent ce trio en n’étant jamais traités comme de simples faire-valoir, ce qui intensifie toute la véracité et la force à ce récit bouleversant.
Cette œuvre salutaire de survie mentale, ne manque pas de ressources humaines au milieu de cette violence en milieu non tempéré. Ce drame social nous invite à retrouver le sens humain de nos vies, avant que le mur du capitalisme ne soit plus qu’un reflet d’existences, où dansent les ombres du monde…
Sébastien Boully