Ce que prouve le superbe Murakami – le Septième Homme et autres récits, c’est que l’adaptation des œuvres de l’écrivain japonais en BD fonctionne parfaitement. Voire mieux que nombre de ses adaptations cinématographiques…
Il n’est plus nécessaire de présenter Haruki Murakami, l’écrivain japonais le plus lu dans le monde, plusieurs fois pressenti pour un Prix Nobel qui lui échappe toujours, et autant adulé par ses fans que honni par les autres, qui l’accusent de vacuité et surtout, insulte suprême, d’être ennuyeux. Le Septième Homme et Autres Récits est une compilation en BD de neuf de ses nouvelles, parues dans différents volumes et ici réunies, subtilement adaptées par Jean-Christophe Deveney, et dessinée par Pierre-Marie Grille-Liou, dit PMGL. Et qui plus est, bénies par Murakami lui-même, ce qui garantit une certaine fidélité à l’esprit de l’auteur.
Le Septième Homme débute par Crapaudin Sauve Tokyo, le récit le plus ouvertement fantastique du lot, et sans doute celui qui rebutera le plus un néophyte, désorienté par un mélange « exotique » de grotesque (ce crapaud géant qui veut recruter un homme ordinaire pour l’aider à lutter contre une menace apocalyptique) et d’indécision (comme très souvent chez Murakami, le récit se termine en laissant le lecteur libre d’interpréter à sa guise ce qu’il a lu…) : sans doute la nouvelle la moins satisfaisante de l’album, elle fut la première réalisée, comme un prototype qui reçut l’approbation de l’auteur et déclencha son feu vert pour le livre tout entier.
Le recueil se clôt, inversement, sur une réussite majeure, Thaïlande, qui raconte seulement quelques jours de vacances d’une japonaise stressée dans ce pays, et la manière dont elle va paradoxalement se reconnecter à la vie (ou s’en détacher définitivement, ce qui est la même chose chez Murakami) sous l’emprise d’un mélange d’effort physique et de magie : la force et la beauté de cette histoire nous laissent finalement les larmes aux yeux, méditant sur la solitude fondamentale de l’ours polaire, et sur la possibilité d’un autre fonctionnement que celui de l’amour et du couple. Du pur Murakami, parfaitement retranscrit et illustré.
Entre les deux, nous allons donc passer au fil des récits, par toute une gamme de sentiments, et quelles que soient les histoires qui nous toucheront le plus, plus en raison de notre propre sensibilité même que de leurs qualités propres, il est plus que probable que notre amour pour Murakami en sortira une fois encore renforcé : la conjugaison imparable d’un fantastique brumeux, parfois aux frontières du surréalisme, et d’un réalisme social très terre-à-terre, s’avère terriblement troublante, toujours intrigante et la plupart du temps envoûtante. Les cinéphiles retrouveront avec plaisir Shéhérazade, célébration magique du pouvoir des histoires et de l’imagination, déjà adaptée au cinéma par Ryusuke Hamaguchi en introduction de son chef d’œuvre Drive My Car, ou encore la Seconde Attaque de la Boulangerie, court-métrage US de 2010 ironisant sur les décalages créés par la modernité. On se réjouira probablement de l’habile – et gaie – inversion de la Métamorphose de Kafka, avec un cafard se transformant en Gregor Samsa, tombant amoureux et découvrant les joies du sexe à la manière humaine. On tremblera certainement d’émotion avec l’héroïne de Sommeil, redécouvrant la liberté après des années d’aliénation dans une vie de couple ordinaire, grâce à la Littérature Russe et une insomnie radicale… jusqu’à un final terrifiant !
Si l’on peut émettre une réserve, c’est sur le choix d’un graphisme tourmenté comme celui de PMGL : en traduisant de manière certes spectaculaire – trop peut-être ? – les tourments intimes des protagonistes, il départit les récits de Murakami de cette sorte de neutralité flottante, de douce atonie qui fait beaucoup de leur charme. Il nous semble que nous aurions plutôt préféré une véritable ligne claire, plus en accord avec le style littéraire de l’auteur. Et puis, par moments, on regrettera aussi le manque de lisibilité du lettrage, trop petit, qui ralentit la lecture.
Mais ce sont là des opinions sommes toutes très subjectives, sur un ouvrage remarquable à côté duquel aucun adepte de Murakami ne doit passer.
Eric Debarnot