Proletkult est le roman de presque tous les rendez-vous manqués : entre une fille et son père, un homme et l’Histoire, l’Histoire et l’Histoire, l’humanité et l’humanité… mais pas de Wu Ming avec la littérature. Heureusement pour nous. C’est ce qui nous sauvera.
Proletkult. Une culture prolétaire. Une culture prolétarienne. Aucune révolution prolétarienne ne peut réussir sans elle. C’est une nécessité. Alexander Bogdanov, l’un des protagonistes principaux de ce Proletkult, en est convaincu. Tellement qu’il a écrit un roman—science-fiction, uchronie, politique fiction—qui raconte la vie sur une planète sur laquelle on devine que cette culture s’est développée, parce que la révolution prolétarienne a triomphé et le socialisme s’est installé. Une planète entièrement rouge, Stella Rossa. Un roman qui fut un succès, mais qui restera un succès de papier. En 1927, dix ans après la chute du Tsar et la prise du pouvoir par les soviets, la réalité est toute autre. Lenine a pris le pouvoir. Staline arrive. La révolution d’Octobre a commencé de dévorer ses enfants. Même s’il est encore impliqué dans un projet majeur—autant que farfelu—Alexandre Bogdanov ne peut que constater les dégâts et se préparer à la déchéance qui arrive, ou pire. Et se souvenir, se souvenir des années passées en exil avec Lenine, Gorki et d’autres, à préparer cet avenir radieux qui n’arrivera pas. A part dans ce Stella Rossa…
Voilà une partie de ce que Wu Ming nous raconte dans ce roman. Comment la révolution d’Octobre s’est mise en marché, comment des idéalistes ont préparé ce qui devait être un moment crucial, un tournant dans l’histoire de l’humanité. Et comment ce tournant a été négocié. C’es l’Histoire que Wu Ming nous rappelle en nous racontant l’histoire d’Alexandre Bogdanov. Une histoire pour nous parler de cette Histoire que nous avons tous plus ou moins apprise à l’école et dont nous nous souvenons (pas du tout-à peine-évidemment… rayer les mentions inutiles). Et pour cette raison, Proletkult est un roman salutaire. Se souvenir de l’Espoir que la révolution d’Octobre représentait! Et qu’elle aurait pu aussi faire de la Terre une planète rouge…
Une planète rouge qui a peut-être existé! Alexandre Bogdanov n’a peut-être pas inventé cette Stella Rossa dont il a parlé dans son roman. C’est Leonid, un de ses camarades, qui lui en parlé, lui qui a été enlevé par les habitants de Stella Rossa et renvoyé sur terre quelques années plus tard. Délire? Peut-être. Leonid n’a plus toute sa tête après un attentat raté. Ce n’est pas une raison pour ne pas écrire le roman… mais sans se faire d’illusions. Cela restera de la science-politique-fiction. Jusqu’au jour où débarque la fille de Leonid qui vient aussi de la planète rouge et, pour retrouver son père, cherche Alexander Bogdanov qui va le chercher avec elle.
Quel roman que ce Proletkult! Le roman des occasions perdues, des rendez-vous manqués – surtout celui de la terre et de l’humanité avec son Histoire ! Un roman épique qui mélange les histoires, les époques, les genres, les niveaux de lecture. Un roman qui raconte l’histoire d’une fille qui cherche son père et qui vient (peut-être) d’une autre planète, d’un homme politique tombé en disgrâce, d’un idéaliste qui rêvait d’un monde idéal mais aussi l’Histoire, un des événement majeurs du 20ème siècle, une révolution en train de se faire et de se défaire. Et tout cela sans la moindre couture apparente. Wu Ming passe d’un niveau à un autre, d’une époque à une autre avec une aisance remarquable, une facilité déroutante, avec un style qui n’a l’air de rien, pas démonstratif pour deux sous, simple, sobre, mais redoutable d’efficacité. Un style qui vous laisse tranquille, qui vous laisse lire sans se mettre en avant.
Ceci dit, personne qui connaît et a lu Wu Ming ne sera surpris ni par le sujet du roman, ni par l’engagement qu’il porte, ni par sa qualité. Ce collectif d’écrivains italiens – 4 puis 5 puis 4 puis 3 membres, Roberto Bui (Wu Ming 1), Giovanni Cattabriga (Wu Ming 2) et Federico Guglielmi (Wu Ming 4) – à l’origine d’un nombre impressionnant de romans utilise, a fait de l’engagement politique son étendard, son guide en littérature. Wu Ming “la narration comme technique de lutte”. Car si on peut lire Wu Ming sans y penser — l’histoire se suffit à elle-même—, on ne peut pas en parler sans faire référence à cet engagement politique. Pour mémoire, et de manière la plus symbolique, Wu Ming a refusé de participer au salon du livre de Turin en 2019 pour protester contre la présence d’un éditeur d’extrême droit. Ou encore Wu Ming laisse l’accès libre à leurs romans que l’on peut télécharger sur le site de la Wu Ming foundation, y compris en français. Ce dont on ne peut que les remercier, tout comme les éditeurs qui acceptent de prendre le risque de les publier en sachant cela. Et regretter que leurs romans n’aient pas plus de succès en France.
Alain Marciano