Formidable nuit Blues à la Maroquinerie offerte par un Alligator décidément bien inspiré dans sa programmation : on a été élégamment tristes avec Théo Charaf, on s’est émerveillés devant le talent de Jerron Paxton, et pour finir, on a headbangué avec les forcenés de Left Lane Cruiser. Le miracle du Blues, oui !
La preuve que les choses vont mieux dans le monde merveilleux de la musique, c’est bien de pouvoir se retrouver dans notre très chère Maroquinerie pour une Nuit de l’Alligator, avec pour unique préoccupation d’écouter du bon Rock. Et ce soir, on va explorer une face traditionnelle du Rock US, nourri de blues rugueux, ce qui semble absolument idéal pour récupérer un peu de la déprime existentielle d’un hiver sans contacts.
Une curiosité quand même que cette nuit Blues de l’alligator : ce sera soirée debout pour le public dans la salle mais concert assis sur scène pour les musiciens !
19h45 : on commence par Théo Charaf en solo. Le jeune homme a une voix remarquable, parfaite pour le Blues, et joue une musique que l’on qualifie en général de « folk-blues » profondément triste : « … mais je vais varier la manière de me plaindre », nous rassure-t-il avec humour après nous avoir expliqué qu’on n’allait pas se marrer pendant son heure de set. Il reprend le Kind Hearted Woman de Robert Johnson, en soulignant qu’il fut le premier membre du club des 27 : quand plus tard, il chante « 25 years in the night, time to think of something bright », on a peur de penser qu’il a peut-être parfois envie de rejoindre ce club-là ! Heureusement, après tant de chansons folk ou blues dépressives, il nous annonce : « On peut échouer dans ce qu’on n’aime pas, autant tenter ce qu’on aime » (il raconte avoir été barman…). Mais c’est pour introduire Forward, une chanson qu’il nous présente comme traitant de son sentiment d’’illégitimité, et ses difficultés (passées ?) à aller de l’avant… Oui, ce jeune homme doué et sensible est bien triste. Et le final électrique de son set nous fait regretter que les 50 minutes qui ont précédé aient été acoustiques. Cette musique est belle, mais indéniablement pesante à la longue …
21h05 : on change radicalement de registre avec Jerron « Blind Boy » Paxton, multi-instrumentiste américain surdoué : on entre, en compagnie de ce « vrai » bluesman, comme le souffle, admiratif, un de nos voisins du premier rang, dans une célébration à la fois humble et ambitieuse des racines de la musique américaine. Dès le premier titre, Cigarette smokers, on saisit que l’on va assister à un set exceptionnel (d’ailleurs Théo nous avait prévenus : « Vous n’êtes pas prêts pour ce que vous allez entendre ! ») : une voix à tomber, une virtuosité instrumentale époustouflante, et une tonne d’humour par là-dessus, que demandez de plus ? De grandes chansons ? Ça tombe bien, car Jerron reprend des classiques du blues, des chansons country cajun (il a été élevé en Louisiane…), des morceaux qui semblent tellement remplis d’histoire et d’âme que, presque à chaque fois, les larmes nous montent aux yeux devant tant de beauté.
Il nous explique que How I got Over était la chanson préférée de son arrière-grand-mère, et nous interprète ensuite au banjo (et la manière dont il en joue est incroyable !) un morceau sur lequel il dit que ses arrière-grands-parents se sont aimés… Quand il passe à un instrumental à l’harmonica, ce qu’il fait avec cet instrument souvent vu comme mineur respire littéralement de vie.
Ce qui est très cool avec Jerron aussi, c’est qu’il ne s’arrête pas de plaisanter entre les morceaux, avec une bonhommie et une gentillesse communicative. « Je n’ai jamais eu de hits, je joue la musique sur laquelle vos arrière-grands-parents buvaient ». Quand il joue Railroad Bill, il explique c’est une chanson sur les voleurs honnêtes qui vous volent le pistolet à la main, et pas avec un stylo comme les banquiers. Il se déclare déçu quand nous lui expliquons que les Français n’utilisent plus vraiment le bidet pour leur hygiène intime : il se lance alors dans une plaisanterie très drôle (intraduisible, et qui le fera littéralement éclater de rire) sur notre papier hygiénique en France, « dur comme John Wayne ! ». Il s’esclaffe en assimilant notre « apéritif » à « a pair of teeth »… Bref, on ne s’ennuie pas avec Jerron !
Et entre deux blagues, il nous offre la plus belle musique que nous ayons entendu sur scène depuis des lustres. Des instrumentaux à la guitare et à l’harmonica, célébrant les racines françaises de la Nouvelle Orléans (il dit retrouver dans notre accent le parler typique des noirs de Louisiane). Quand il s’assied au piano (on remarque alors la finesse de ses mains et de ses doigts !), il nous fait cadeau, après une petite intro classique qui le fait bien rire, d’une démonstration de honky tonk. Le set se termine sur une valse de Louisiane au violon : Drunkard Hiccup, qui lui permet de rire une dernière fois quand nous lui disons que, en français, hiccup se dit hoquet, qu’il comprend comme « OK ».
1h10 de pure magie avec une véritable « belle âme », et avec beaucoup de légèreté en plus de la leçon d’histoire de la musique. Un dernier commentaire, et une interrogation : comme son surnom de « Blind boy » l’indique, Jerron serait non-voyant (ou presque ?) !!! Nous n’en avons rien perçu, à aucun moment des longs dialogues qu’il a eu avec nous, ni dans sa manière de se comporter sur scène, entouré de ses instruments. Encore un miracle du Blues ?
Il est déjà 22h30, et on se demande comment Left Lane Cruiser va pouvoir succéder à un tel monument musical. Il est clairement impossible de mieux jouer le Blues, mais Frederick « Joe » Evans IV au chant hurlé et à la guitare sursaturée, et Brenn Beck à la batterie frénétique ont fait le seul choix possible, celui de la violence extrême, voire même de l’hystérie. Left Lane Cruiser, c’est comme si les Black Keys des débuts avaient été mordus par un coyote enragé. Ou si Lemmy de Motörhead était né dans le delta du Mississipi. C’est littéralement une musique sauvage, une musique de forcenés, la rencontre du Blues avec l’esprit du Death Metal. Bref, ce n’est pas vraiment pour les âmes sensibles : ça hurle, ça fracasse, ça concasse, « c’est du brutal » comme on dit par chez nous. Le tout en descendant cul sec des demi-pintes de bière : on en comptera une bonne dizaine du côté de Joe Evans pendant les une heure vingt-cinq minutes d’un set méchant, survolté, pour le coup vraiment punk.
On est bien incapables, laminés que nous étions par le son, de se remémorer le moindre morceau joué au cours de la soirée, d’ailleurs quelque part – et c’est peut-être la limite de l’exercice – il était difficile de les distinguer les uns des autres. Parfois, l’open tuning pratiqué par Joe Evans, qui l’obligera à de nombreux moments d’accordage de sa guitare entre les chansons (un exercice pas facilité par son état d’ébriété croissant…), évoque les Blues stoniens, même si la distorsion à fond défonce rapidement la comparaison.
Il est presque minuit quand Left Lane Cruiser quitte la scène, et on remarque alors que la Maroquinerie s’est pas mal vidée de son public : entre la longueur de la soirée, et la fatigue physique provoquée par l’agression sonore du groupe, nombreux sont ceux qui ont déclaré forfait avant la fin.
Quand on sort dans la rue, c’est la tempête, et c’est comme si le ciel nous tombait sur la tête. Mais peu importe, les Nuits de l’Alligator comptent encore à leur actif une fantastique réussite : cette nuit Blues – dans tous ses états, comme on dit – restera dans les mémoires.
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil