On avait laissé le français Thomas Méreur avec Dirholaey en 2020, son premier album sublime où l’on voyait se côtoyer une Dream Pop acoustique de haute tenue avec une science des mesures des grands espaces, ceux d’Islande plus précisément. Avec The Dystopian Thing, Thomas Méreur reprend les choses là où il les avait laissées. On y entend les mêmes obsessions sensibles, la même fascination pour les océans froids et les cieux plombés. Une belle réussite encore une fois.
A quoi ressemblent nos paysages mentaux ? Sont-ils proches de ceux que nous empruntons dans notre quotidien ou alors acquièrent-ils une dimension supplémentaire, un onirisme, une forme d’idéalisme ? Derrière le rêve se cache l’idée, l’idéation pourrait-on dire. Un paysage mental ce serait ni un refuge ni un gouffre mais un espace, un entre-deux entre le concept et la réalité, un lieu sans chair ni pierre mais qui peut vivre, qui vit malgré nous, en nous. Un espace que l’on ne peut partager ni même décrire mais que l’on peut traduire (si on en a les moyens) à travers la composition musicale ou à travers l’écriture. Combien d’entre nous envient ce chanceux qui peut d’une touche de piano, d’une suite de notes, ranimer un monde intérieur, un frisson profond ? Combien d’entre nous n’ont jamais espéré pouvoir faire remonter ces lieux invisibles, devenir des pythies qui n’annoncent pas de sombres prophéties ou un avenir incertain mais qui au contraire font acte de création ?
Thomas Méreur n’est pas seulement un musicien, il est un créateur de mondes mais pas de mondes qui n’appartiennent qu’à lui mais qui nous sont communs à tous. Poursuivant l’héritage d’un Wim Mertens, d’un Michael Nyman, d’un Thomas Feiner mais aussi de Sigur Ros, il ne cherche pas la fébrilité ou la douleur mais bien plus des voies parallèles. Celle d’une sensibilité exacerbée, parfois volontiers naïve. Au niveau de la voix, on ne pourra s’empêcher de penser à Alexandre Longo, sauf que contrairement à Cascadeur, Thomas Méreur conserve en permanence une sobriété dans le chant. Il ne se laisse jamais submerger par l’émotion, par la qualité instrumentale de sa voix. Son chant se rend au service de sa musique et de sa dramaturgie. Il refuse l’emphase mais ne s’excuse pas de déclamer le vide et l’absence.
On entend sur ce disque une propension à vouloir fouiller la chose néo-classique, ce qui nous permet de nous rendre compte au passage qu’une scène néo-classique est lentement en train de s’installer en France avec en tête Sylvain Texier et son projet O Lake dont les structures mélodiques ne sont pas sans rappeler les travaux de Thomas Méreur. On excusera quelques facilités ici et là sur The Dystopian Thing tant ces faiblesses traduisent finalement plus une maladresse qui ne rend que plus attachant l’ensemble.
On ne se laissera pas berner par l’impression de linéarité qui peut se faire sentir à mi-temps de l’album car chacun de ces titres sont comme autant de respirations, de souffles nécessaires. Il faut accorder du temps et de la patience à ce type d’album qui, vu de loin, de l’extérieur, peut passer pour une suite de complaintes imprécises, comme des gestes recroquevillés sur eux-mêmes quand ils sont plutôt des mains tendues. Ce qui est sûr, c’est que Thomas Méreur maîtrise à la perfection l’art de la mise en situation et de la description fugitive, cet instant captif perçu dans un éclair, d’où ce chant traînant, presque désincarné, parfois atone, cet accompagnement discret, cette canne solide qui nous soutient. Prolongeant les plaisirs inconnus et les frissons ressentis à la découverte de Dyrhólaey, le premier album du pianiste français, The Dystopian Thing explore des territoires plus vastes encore, quelque part à la marge entre Pop et mélodies crève-cœur. C’est en particulier dans la production sur la voix, le chant gracile et expressionniste de Thomas Méreur que l’on peut saisir les pistes envisagés par le musicien. Louvoyant entre Dream Pop, Ethereal pop et minimalisme de bon aloi, il compose des chansons à la fois classiques et à tiroirs, en lignes droites et déviantes, naïves et inoffensives, rugueuses et douces.
S’il est un art délicat à manipuler dans la chose musicale, c’est justement la délicatesse. Combien de musiciens se vautrent dans l’écueil de la sensiblerie, de la posture misérabiliste, du piège de l’égocentrisme ! C’est avec des gants de soie que Thomas Méreur travaille ce matériau hautement sensible pour faire de ce lyrisme une expression à l’os, à la base des mots, à la naissance de l’émotion. Encore faudra-t-il pour comprendre ce que cachent ces complaintes retrouver une forme d’humilité originelle, une vision dégagée de toute querelle d’égo et seulement à ce prix pourra-t-on atteindre ce que susurrent ces chansons.
La musique de Thomas Méreur est une traduction d’un cheminement vers un paysage à peine discernable comme endormi dans la brume, cette appréhension, cette préscience que quand on atteindra le bout de cette route, le haut de cette côte, un paysage stupéfiant de beauté nous atteindra comme s’il n’attendait que nous, que toi…
Greg Bod
Thomas Méreur – The Dystopian Thing
Label : Shimmering Moods Records
Sortie le 10 décembre 2021