Plus de 40 ans après le tube de The Jet Set Junta, Bid et son Monochrome Set font toujours des albums fantastiques, qui ont bien gagné le droit de conquérir à leur tour un public plus conséquent, séduit par le lyrisme, l’ironie, la classe de chansons impeccables.
On est en 1982, et le rock anglais brille de mille feux, de nouveaux groupes formidables semblent apparaître chaque semaine depuis que la vague punk a donné naissance à ce que l’on appelle la new wave : c’est le grand retour de la mélodie pop, comme au firmament des années 60, mais dans une sorte d’esprit de rébellion et d’expérimentation permanentes. The Monochrome Set publie une chanson fantastique, The Jet Set Junta, extrait d’un album brillant, Eligible Bachelors, mais malgré le soutien d’une partie de la critique musicale, et un passage remarqué au Festival des Inrocks en 1990, alors qu’il est sans doute déjà trop tard et qu’il vient de se reformer après un break de 4 ans, le groupe ne rencontre pas la reconnaissance publique qu’il mérite indiscutablement. Une nouvelle parenthèse de dix ans à l’aube des années 2000 n’aide pas les choses, mais paradoxalement, à une époque où The Divine Comedy a conquis un public conséquent, où Richard Hawley a de nombreux fidèles, où les « crooners » mi-classiques, mi-ironiques séduisent de plus en plus de rockers fatigués par le premier degré épuisant d’un jeunisme qui ne se résout pas à disparaître, il se pourrait bien que l’heure de Ganesh Seshadri soit arrivée !
En tous cas, la qualité de Allhallowtide, son dernier disque (on dit son, car The Monochrome Set, groupe à géométrie variable qui a déjà accueilli près d’une vingtaine de membres différents, est bel et bien son incarnation publique) permet d’espérer que Bid – c’est le surnom de Ganesh – gagne enfin la célébrité qu’il mérite. On a cité Divine Comedy car le morceau éponyme qui ouvre l’album évoque indiscutablement les fantaisies lyriques de Neil Hannon, mais c’est sans doute plus encore à notre très cher Edwyn Collins que l’on pense vocalement tout au long de l’album : cette ampleur, cette sensualité, ce sens du lyrisme heureusement tempéré par un humour quasi-omniprésent, et par une sorte de négligence de dandy éternel, oui, ce… « charme » puisqu’il faut bien utiliser ce mot si peu fréquent dans le Rock évoque souvent celui de l’ex-leader d’Orange Juice, comme par exemple sur l’émouvant, et pourtant crépusculaire et terrible Box of Sorrows (« His fingernails have blackened / Delving deeply in the spirits / Of the children he has tainted / With futures he has painted / On the insides of their senses » – Ses ongles ont noirci / Fouillant profondément dans les esprits / Des enfants qu’il a souillés / Avec ces avenirs qu’il a peints / Au fond de leurs esprits)…
Musicalement, on reste dans un format « rock band » assez classique, avec une prépondérance des claviers plutôt que de la guitare électrique, mais avec un travail généreux sur des voix féminines qui évoquent parfois celui de Leonard Cohen (même si Bid citait dans un récent interview qu’il nous a concédé qu’il avait beaucoup écouté le Mystère des Voix Bulgares…). Andy Warren, bassiste vétéran du groupe, est toujours là au côté de Bid depuis 1980, avec un autre « ancien », Mike Urban à la batterie, et une nouvelle arrivée, Athen Ayren aux claviers.
Les paroles des chansons – l’un des grands points forts des compositions de Bid – restent littéraires, souvent pessimistes, comme sur l’apocalyptique, et bien de circonstances Ballad of a Flaming Man : « Fire, fire in the sky, raining swirling death, invisible / Soak it all in, into your skin / Don’t ask why, you’re too small and simple » (Feu, feu dans le ciel, pluie de mort tourbillonnante, invisible / Laissez-vous imprégner, à travers votre peau / Ne demandez pas pourquoi, vous êtes trop petit et trop simple). Il faut néanmoins admettre que Allhallowtide est un disque qui dégage une énergie positive contagieuse, et donc une sorte de joie communicative qui lui permet de se détacher clairement du tout-venant du Rock actuel : comment résister à l’élan d’un Hello, Save Me ?, qui a pourtant tout d’une impitoyable chronique de notre monde connecté (« When I want to find out what something’s all about / A memo is flown to a woman; a girl on her own / When I lie still and hark to a voice in the dark / A little flag is raised on a console » – Quand je veux comprendre quoi que ce soit / Un mémo est envoyé par avion à une femme, une fille toute seule / Quand je reste immobile et que j’écoute une voix dans le noir / Un petit drapeau apparaît sur une console) ?
Allhallowtide se referme comme un film romantique, sur un générique de fin où les mots se sont enfin tus, et que ne reste qu’un piano solitaire sous la pluie, qu’on espère protégé par un… Parapluie. On ne peut alors s’empêcher de retourner à des merveilles comme My Deep Shoreline, sans doute le sommet de l’album grâce à sa mélodie parfaite, ou comme Moon Garden qui est sans doute la chanson qu’Iggy Pop a toujours rêvé de composer et de chanter alors que les années s’avancent.
On ne peut s’empêcher d’espérer qu’avec Allhallowtide, The Monochrome Set rencontre enfin le public qu’il mérite.
Eric Debarnot