On aurait pu critiquer le set trop court, parfois frustrant de Other Lives au Trabendo, hier soir. Mais on retiendra surtout l’intensité et l’émotion qui se seront dégagées lors de ces retrouvailles avec un Jesse Tabish vraiment heureux de jouer à nouveau en public.
Ça paraît déjà si loin, avril 2020 : le tout début de la pandémie, le premier confinement où nous découvrions une sorte de félicité dans l’isolement, en rêvant à un monde plus lent, plus calme, plus intime. La bande-son de ces quelques semaines hors du monde, c’était For Their Love, le merveilleux album de Jesse Tabish et son groupe Other Lives… un album que nous n’avons pas, deux ans après, eu l’opportunité de voir interprété sur scène. C’est très logiquement un Trabendo sold out qui accueille le passage à Paris de la première tournée de Other Lives, un Trabendo électrique, crépitant d’excitation malgré la température plutôt fraîche qui y règne.
20h00 : la soirée commence par un set solo acoustique de Laura Cahen, jeune chanteuse nancéenne dont la réputation ne cesse de grandir depuis la publication de son album Une Fille, l’année dernière. Sans le soutien d’autres musiciens et sans les orchestrations électro du grand Dan Levy (qui a produit le disque), Laura, qui se déclare très intimidée d’être seule devant nous, doit défendre ses chansons en se reposant uniquement sur sa voix et son jeu de guitare. Ça tombe bien, car sa voix est très singulière – haute et claire – et son jeu de guitare finalement peu conventionnel. Du coup, même si on regrettera à la longue un léger sentiment d’uniformité, les 35 minutes du set de Laura se passeront merveilleusement bien : le public, attentif aux textes poétiques mais subtilement engagés de Laura, a immédiatement été conquis, et a soutenu la jeune femme à chaque morceau. De notre côté, on aura particulièrement remarqué un bouleversant Désarmée (« J’ai tant marché que mes pieds se sont brisés / Le temps s’écoule et moi je coule tant qu’il est temps / J’ai tant d’années que mes pieds sont lourds / Ça y est le vent est entré mais maman je passe mon tour… »). La confirmation d’un vrai talent.
21h00 : Nous étions prévenus, nous n’avons malheureusement pas droit sur cette tournée à une version complète de Other Lives, et encore moins au format « grand orchestre », avec une douzaine de musiciens, que l’ampleur des chansons de For Their Love réclame. Entre le Covid et les restrictions de voyages, Jesse n’est accompagné que de Jonathon Mooney, heureusement fabuleux multi-instrumentisme (aux claviers, à la guitare, à la trompette, au violon et aux percussions, n’en jetez plus !), et de son épouse aux claviers et à la guitare électrique : il nous expliquera que les chansons ont été réorchestrées pour être jouées dans ce format réduit, mais la setlist, très courte puisque le concert ne durera qu’une courte heure, ne comprendra malheureusement que quatre titres de l’album.
Le set débute par le duo magique We Wait et Nites Out, et si l’amplitude lyrique est clairement moindre qu’espéré, Jesse compense largement ce déficit sonore par une intensité émotionnelle maximale. Il est rapidement très clair que Jesse est littéralement fou de joie d’être là, en tournée, en Europe, à Paris surtout : cette émotion débordante va littéralement transfigurer un set qui aurait pu être critiquable, puisque trop court, et également handicapé par un son loin d’être parfait, en particulier écouté du premier rang (sur le très attendu et très électrique Lost Day, la voix de Jesse était inaudible…). Mais voilà, un concert, c’est, au-delà de la musique, le bonheur d’être ensemble, de partager des moments d’émotion intense… Et sur ce point-là, ce concert de Other Lives méritait un 10/10 !
Point culminant – émotionnellement justement – de la soirée, une reprise dénudée et très forte du Partisan de Leonard Cohen, que Jesse annonce comme une chanson obsédante, logiquement dédiée à tous ceux qui combattent en ce moment pour la liberté de leur pays en Ukraine : « When they poured across the border / I was cautioned to surrender / This I could not do / I took my gun and vanished. / I have changed my name so often / I’ve lost my wife and children / But I have many friends / And some of them are with me… » (Quand ils ont traversé la frontière / J’ai été sommé de me rendre / Je ne pouvais pas le faire / J’ai pris mon arme et j’ai disparu. / J’ai changé de nom si souvent / J’ai perdu ma femme et mes enfants / Mais j’ai beaucoup d’amis / Et certains d’entre eux sont avec moi…), soit un texte terrible dont on espérait vraiment qu’il ne redeviendrait jamais pertinent en Europe. Coulent nos larmes…
Le concert se termine sur Dust Bowl III qui déploie progressivement sa puissance. Près de nous, une dame ne quitte pas de yeux Jesse : on a cru comprendre qu’il s’agissait de sa maman. On n’en est pas absolument sûr, mais on aimerait que ça soit vrai, parce que ce concert était exactement ça : un évènement INTIME. Nous n’avons pas rêvé d’autres vies : nous étions en famille.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot
Other Lives – For Their Love : accents tristes et effluves texanes