Le texan Akira Rabelais s’attaque à l’oeuvre proustienne en s’inscrivant une fois encore dans une démarche hantologique, faisant suite en cela aux travaux de The Caretaker ou de Boards Of Canada. Tout au long de ces quatre heures d’errance, il nous transporte dans un travail mémoriel et incertain. Une odyssée à l’intérieur d’un souvenir évanoui.
Quand la musique tire à ce point-là des passerelles possibles entre les arts et les espaces-temps, les souvenirs et le présent, elle n’en est que toujours plus vitale. Elle touche alors à une forme de quintessence absolue, à un point de jonction entre l’intime et l’infini. Cette musique-là n’a alors que faire d’être hermétique ou accessible, immédiate ou fuyante. Elle ne devient qu’une perception fugitive d’un monde que l’on croit oublié. Un peu comme ces photographies jaunies que l’on découvre dans ces albums photos dans l’ombre des officines d’antiquaire quand en été, on cherche à se protéger de la chaleur qui ruisselle sur notre peau. Cette canicule nous fait alors entrer dans un état second propice à la résurgence d’une absence amnésique. Remonte alors à la surface une mémoire neuve, une connaissance d’évènements que nous n’avons pas vécus, de drames que nous n’avons pas connus.
C’est à cela que nous invite l’américain Akira Rabelais et ce depuis ses débuts avec Elongated Pentagonal Pyramid en 1999. En ces temps où l’immédiateté règne en monarque absolu, Akira Rabelais nous incite à redécouvrir la vertu de l’ennui et de la perception du temps qui a passé, qui passe et passera. C’est sans doute pour cela que cette chronique d’un disque paru fin octobre dernier arrive si tardivement. Les disques d’Akira Rabelais ont toujours demandé un temps d’appréhension et ont toujours eu besoin d’être pris dans leur globalité comme des entités pleines et entières. Une telle démarche peut paraître vaine en cette période où un grand artiste comme Brendan Perry de Dead Can Dance clame que notre société occidentale n’est plus en capacité de donner quarante minutes de son temps à une musique instrumentale et que la chose musicale n’est devenue qu’une offre commerciale comme une autre. Bien sûr, la musique de Rabelais n’est pas accessible à tous mais elle est loin de l’image que certains peuvent se faire de la musique expérimentale. Sur ce disque, il sample et triture des pièces musicales essentiellement issues de la musique classique. On y croisera tout autant Bartók, Bellini, Berg, Brahms, Caccini, Chausson, Chopin, Debussy, Delibes, Donizetti, Franck, Hahn, Jungmann, Lully, Ravel, Saint-Saëns, Satie, Schoenberg, Schubert, Schumann, Scriabin, Strauss, Tchaikovsky, Verdi, Wagner et Weber.
Mais ce disque qui fait plus que référence à l’oeuvre fondamentale de Marcel Proust vient s’en inspirer directement en ressuscitant une ambiance, le ton doucereux du livre de Proust. On y perçoit aussi bien des liens possibles entre le travail de mémoire de Sergio Leone dans Il Etait Une Fois En Amérique (1984), autre oeuvre proustienne par excellence où le cinéaste italien fait dire à son personnage Noodles incarné par un Robert De Niro magistral un « I went to bed early » référence évidente au « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qui ouvre La Recherche. L’un comme l’autre sont des oeuvres-rêves, des objets qui hésitent entre abstraction et onirisme, déambulation et tragédie. Le roman-fleuve a pourtant la réputation d’être un livre difficile comme le Ulysse (1904) de James Joyce. Comme ce dernier, La Recherche n’offre qu’un fil narratif ténu, qu’une chronologie éparse. Ce qui importe dans ces deux livres comme dans le film de Leone mais aussi dans ce disque d’Akira Rabelais, c’est de faire surgir une mémoire, d’assister à l’éclosion d’un souvenir et de mettre à distance ce qui provoque l’endormissement des temps passés.
Il y a depuis toujours dans le travail d’Akira Rabelais une véritable réflexion, une perspective esthétique mais aussi une forme de complexification progressive et systématique d’un matériau de base quasi minimal. Il n’est jamais dans une démarche à la tabula rasa, au contraire il étoffe les dimensions narratives, thématiques et esthétiques dans sa musique. Aidé en cela par son logiciel Argeïphontes Lyre, Akira Rabelais rappelle les figures des alchimistes et de ces êtres obscurs qui malaxent la matière et les plantes. Jouant avec un certain maniérisme et une délicatesse élégante, il s’appuie aussi bien sur des oeuvres connues, des standards de la musique classique mais aussi des pièces plus méconnues. Ce qui peut être perçu comme une obsession permanente dans le champ musical d’Akira Rabelais, c’est ce rapport au temps. Il était donc évident qu’à un moment ou un autre, il rencontrerait sur son chemin l’univers proustien. Ces plus de quatre heures, cette promenade musicale font plus que rendre justice aux mots de Marcel Proust. On y entend les oeuvres du compagnon de Proust, Reynaldo Hahn et en cela Akira Rabelais nous invite à des instants exquis.
A La Recherche Du Temps Perdu échappe parfois à tout contrôle, on s’égare facilement dans ce disque qui ne fait rien pour se rendre difficile mais ne se veut pas non plus hermétique. On pensera souvent à feu Harold Budd avec qui Akira Rabelais a d’ailleurs collaboré le temps d’Avalon Sutra en 2004. Comme Budd, Akira Rabelais n’oublie jamais la dimension harmonique, cette propension à la contemplation et à la rêverie que permet la musique quand elle vient d’un imaginaire fragile. Ce qui est d’autant plus troublant dans les oeuvres d’Akira Rabelais comme dans celles de Leyland Kirby ou des Boards Of Canada, c’est qu’ils s’appuient les uns et les autres sur des oeuvres existantes, qu’à travers elles, ils viennent puiser à la fièvre créatrice première, à l’élan créatif qui amena la déflagration que l’on entend encore.
Une étrange voix, à la fois présente et non présente, singulière et multiple, porteuse de différence, aussi fantomatique que l’être humain, différente d’elle-même et de son propre esprit. Il est un autre et plus d’un autre. Il désarticule le temps. Il est une trace. Quoique venant du passé, portant un héritage, il est imprévisible et surtout irréductible
Jacques Derrida – Extrait de Spectres De Marx
Comme les autres artistes précités, Akira Rabelais s’inscrit dans cette école hantologique, cette science de la hantise imaginée par le philosophe français Jacques Derrida qui n’est pas toujours facile à identifier ou à nommer, cette forme étrange de mélancolie, de saudade comme le disent avec tant de pertinence les cap-verdiens, cette impression étrange d’entendre une musique d’un autre monde nous parler à travers le tube cathodique, la perception bizarre d’être transporté à la fois dans un passé révolu et dans un futur qui n’est pas le nôtre, voilà les similitudes qu’on pouvait identifier au sein des morceaux de ces musiciens. C’est un peu comme si on entrait dans un monde déformé à travers un gramophone. C’est comme si on se perdait dans des climats étranges en buvant un peu de cette fée verte. On entend ici le son craquelant de la patine du temps un peu comme dans ces disques du label Canary Records qui fait un travail d’archéologie sonore autour des musiques populaires autrefois gravées sur des 78 tours.
Et si avec ce disque énigmatique, serein et tourmenté, on trouvait un semblant de réponse à cette quête, à cette recherche d’un temps perdu ? Akira Rabelais, lui, n’écrit pas pour notre temps ni pour hier ou demain mais pour un ailleurs impalpable.
Greg Bod