Emmanuelle Parrenin continue d’explorer des territoires constitués d’hybridation et de créolisation. Targala, la récolte de cette recherche n’en finit pas de nous fasciner par son énigme indéchiffrable mais ô combien charmante. Disque génial, à la fois art brut et art de la maîtrise, Targala fait partie de cette catégorie d’oeuvres qui jamais ne s’épuisent.
La novation n’a pas bonne presse dans la chose musicale dans notre contemporainété. Cette vertu est souvent teintée de snobisme, d’expérimentalisme, d’hermétisme. En somme, des défauts qui ne permettent pas la rencontre entre un artiste et son public. On dit qu’aujourd’hui, la recherche se fait à la marge dans la musique électronique et le Hip Hop underground. Et si ce raisonnement était par trop réducteur ? Et si d’autres voies étaient possibles ? Et s’il existait encore des possibilités de remodeler un vocabulaire que l’on croité éculé pour ne pas dire épuisé. On se rappelle de l’aventure Saravah mené par Pierre Barouh dans les années 70 qui fit souffler un vent libertaire sur le format de la chanson. Cette respiration nouvelle continue de s’entendre aujourd’hui dans le catalogue du Label Le Saule (Philippe Crab, Léonore Boulanger, Borja Flames). A savoir une forme de collision, de transversalité entre tradition et modernité, entre « World Music » et textes comme sous l’influence du copier-coller du surréalisme. La novation existe aussi dans les disques de Mocke (Ex Holden) qui aussi bien en solo qu’avec Midget (son nouveau projet) travaille des matières proches de la musique contemporaine ou de de la musique classique de la fin du 19ème siècle ou du début du 20éme siècle.
Emmanuelle Parrenin est à la jonction de ces deux écoles. A la manière d’un Claude Seignolle qui collectait les contes et les légendes de nos campagnes, Emmanuelle Parrenin aura passé la plus grande partie de sa vie à butiner des ambiances, des airs, des légendes et des impressions avant qu’elles ne s’estompent. Comme son aîné écrivain, Emmanuelle Parrenin est ce que l’on peut appeler une folkloriste, un individu qui a compris en somme que le passé peut continuer de nous accompagner dans notre présent, qu’à sa manière, il est peut-être plus vivant que notre présent en constitution, en action. Ce passé nous permet de prendre une forme de recul, de distance pour mieux nous imprégner de cet autre espace-temps. Emmanuelle Parrenin dont la discographie est finalement assez courte et peu étoffée n’a signé que des disques essentiels et absolument novateurs adulés par une poignée d’entre nous. De l’inaugural Maison Rose (1977) à Maison Cube (2011), la notion du foyer et de la batisse revient comme une litanie, comme un signifiant à décoder. Avec Targala, La Maison qui n’en est pas une, on retrouve cette même marotte. Il est cette fois question de quitter la maison pour tendre vers l’horizon.
C’est exactement à cela que nous convie ce disque imprégné d’une pensée magique sans mots ni verbes. La musique d’Emmanuelle Parrenin est d’abord sensualiste, épicurienne dans son sens véritable et non dans sa contradiction galavaudée, on pourrait parler ici d’hédonisme raisonné. Il ne faudra pas oublier que cette philosophie du plaisir est née dans cette école du Jardin que forma Epicure à Athènes dans un petit jardin en 306 avant J.C. Cet épicurisme né d’un empirisme, cela pourrait être toute la musique d’Emmanuelle Parrenin résumée en quelques mots. Soyons plus clairs pour nous faire entendre : C’est un peu comme si la musique étrange de la harpiste provenait d’une singulière conjonction de rencontres. Pour poursuivre cette métaphore jardinière, c’est comme si la curiosité au monde d’Emmanuelle Parrenin faisait pousser des plantes exotiques, comme si la musicienne prenait le temps de les observer pousser et croître, s’épanouir puis faner. Ce serait comme si le plaisir rencontrait l’expérience, comme si l’un interagissait avec l’autre. Ce serait Don Quichotte qui découvrirait l’envers de la réalité, sa face inversée et exaltante. Ce serait Sancho Panza qui le ramènerait à une réalité par trop triviale. Comme avec tous ses disques, Emmanuelle Parrenin ne cesse de jouer entre des forces contraires, sensualité et abstraction, éthérisme et ancrage dans le sol, sinuosité et linéarité.
Parfois il m’emmène et je me cramponne à lui
Parfois il m’emmène et je ne crains plus la nuit
Je le devance et il me montre la voie
Parfois il m’emmène je me cramponne à lui
Je le devance et il se cramponne à moiExtrait du Chemin
On a vite classé la dame dans cette école Folk qu’elle ne renie pas mais ce serait bien trop hâtif de la qualifier de Vashti Bunyan française ou de lointaine cousine de Linda Perharcs. Son attirance pour les musiques électroniques mais aussi pour les musiques du monde (quel vilain mot !), pour l’appréhension de ces instruments anciens, la vielle à roue, epinette, harpe, dulcimer, sanza, guimbarde, bols de cristal, pour sa rencontre avec des musiciens d’autres générations comme Gaspar Claus, Cosmic Neman, Etienne Jaumet ou encore Colin Johnco, ne permettent pas d’enfermer cette musicienne dans une seule et même case. On aurait vite fait de poser quelques notions clichées pour essayer de la normer. Chamane, Psychédélisme, Expérimental… Autant de termes qui disent quelque chose sur l’univers d’Emmanuelle Parrenin mais qui ne parviennent jamais totalement à décoder l’énigme que propose l’univers de la dame.
Doté d’une force émotionnelle hors du commun et d’une cohérence absolue, Targala, La Maison qui n’en est pas une est typiquement le genre d’album à comprendre et à appréhender comme un tout, comme une entité, un peu comme une suite de mouvements hérités de la musique classique. Chaque pièce vient compléter la pièce qui la précède et la suit. Cet album est à prendre comme un voyage vers un ailleurs que l’on ne saisit jamais vraiment. On pensera parfois aux disques de la norvégienne et sami Mari Boine, à ceux du saxophoniste Jan Garbarek qui l’un comme l’autre empruntent des chemins faits aussi bien d’électro-acoustique que d’airs fokloriques apatrides.
En ouverture, Targala pose le décor et rappelle un peu dans son exotisme frelaté le Dead Can Dance de Spiritchaser (1996). Sauf qu’Emmanuelle Parrenin ne s’encombre pas sur ce titre de mots mais leur préfère l’intelligence et la force de suggestion de la mélopée et de la complainte. Maison Vide prolonge ces ambiances et ouvre grand les fenêtres, la harpe fait son apparition dans une étrange collision entre une envie aérienne et le Tichoumaren, ce Blues Touareg. A cheval entre des cultures, la musique d’Emmanuelle Parrenin peut aussi bien faire résonner dans nos oreilles des réminiscences médiévales que des relents d’orientalisme. Volontiers instrumentale, Targala n’est jamais exempte de présence humaine comme le temps de La Révélinière où la voix de la musicienne égrène des arabesques abstraites. Les disques du duo L’Etrangleuse pourraient se poser en exacts compléments au travail de la dame tant on retrouve cette même envie de débanaliser le quotidien, en faire une structure imprévisible. N’attends Pas vient compléter les arabesques précitées et leur donner un sens nouveau, cette construction qui prend son temps pour s’esquisser vient nous confirmer cette sensation tenace d’être face à un disque qui vient se nourrir à diverses influences et autres sources. Ce qui finit de convaincre que l’on ne peut enfermer Emmanuelle Parrenin dans une seule case, celle du Folk. On entendra ici l’influence possible d’un Alan Hovhaness, d’un Vaughan Williams ou d’un Edvard Grieg (grands folkloristes tous les deux) mais aussi celle du Jazz comme sur Puise où Emmanuelle Parrenin dilue l’espace en une matière inconnue et impalpable.
De dilution, il est souvent question sur ce disque comme avec Epinette Noire qui hésite toujours entre envies bruitistes et psychédélisme onirique, comme avec Entre Moi, peut-être le titre le plus Folk et ramenant son auteur à ses amours premiers, à ses débuts de carrière. Targala est un disque qui connaît plusieurs périodes dans son déroulement. Les six premiers titres semblent marquer l’installation de la scène, du décor. On peut les percevoir comme des titres qui apportent la couleur, le parfum et la sensualité à cet ensemble. Dès le septième titre, Emmanuelle Parrenin triture peut-être plus le bruit et son pouvoir d’abstraction. Le Chemin est le parfait exemple de cette progression, les percussions se font plus présentes, elles deviennent le centre de la construction de Duende qui échappe à notre compréhension. On est comme conviés malgré nous dans un étrange sabbat, au milieu d’un harem. Toutes les femmes sont de noir vétues, il est impossible de distinguer leurs visages et encore moins leurs regards. Seule la voix d’Emmanuelle Parrenin nous guide et l’on s’enfonce toujours plus loin dans le mystère et dans l’interrogation.
Moins immédiat, moins accessible, plus abstraite aussi, cette seconde période s’avère tout aussi passionnante que la première, tout aussi exaltante à coup sûr. Delyade est une merveille de tension et de torpeur qui ramène à la conscience des échos du Yassassin de David Bowie. Comme nombre des titres d’Emmanuelle Parrenin, Dulcimer est imprévisible commençant par quelques notes de l’instrument qui donne son nom au titre, il s’égare avec une fièvre non-feinte dans un bruitisme à la manière d’un Glenn Branca. Batisma vient conclure cette exploration hasardeuse mais ô combien passionnante avec comme la réminiscence d’un folk des âges anciens. Quand il sera question de palmarès de fin d’année, il faudra se rappeler de ce Targala envoûtant mais il y a peu de risques pour qu’on l’oublie.
Emmanuelle Parrenin signe avec Targala, La Maison qui n’en est pas une une oeuvre foisonnante, généreuse et absolument novatrice car elle sait être empathique, ouverte à l’autre et au monde entier, ouverte à la curiosité et l’excitation première. Un disque à l’horizon immense que l’on n’a pas fini d’explorer et de découvrir.
Greg Bod
Emmanuelle Parrenin – Targala, la maison qui n’en est pas une
Label : Johnkôôl Records
Date de sortie : 18 mars 2022