L’américaine Emily Jane White n’occupe pas encore la place qu’elle mérite au sein de la scène Indie. Pourtant, sa discographie, fort de sept albums somptueux, tutoie l’exemplarité. Chacun des disques qu’elle nous offre est à prendre comme un complément au chapitre précédent, Alluvion, son septième recueil poursuit dans cette veine politique et parfois visionnaire. Un grand cru une fois encore.
L’art peut-il prévoir les évènements avant qu’ils ne se soient produits ? L’artiste peut-il par un effet de sa sensibilité exacerbée imaginer la suite des tragédies qui s’annonce longtemps avant que des mirages menaçants apparaissent à l’horizon ? Si l’on doit aborder la question de l’utilité dans le geste artistique, quel serait l’utilité d’un artiste, sa fonction en ces instants de « retour du tragique dans l’histoire« , dans cette résurgence du spectre de la guerre en Europe ? Face à une société qui ne cesse de se dépolitiser, de se désacraliser, l’artiste n’aurait-il d’autre choix que de se saisir de cette présence dans la cité ? Encore faut-il que cette vision soit débarrassée de toute velléité partisane ou de propagande pour n’être que dans le saisissement de l’effroi que l’on sent monter.
Depuis ses débuts, mais plus particulièrement depuis deux ou trois albums, l’américaine Emily Jane White a laissé de côté ces sujets de l’espace intime, ce minuscule espace entre soi et soi pour se confronter à un monde qui l’effraie, qu’elle ne comprend peut-être plus. Un monde sur lequel elle semble vouloir poser des mots comme pour mieux le contenir. C’est comme si elle avait compris qu’il ne faut jamais se laisser paralyser par la peur, qu’au contraire, il faut toujours conserver cette part infime d’analyse, de recul qui permet au mieux de mettre à distance cette angoisse qui nous habite tous. La musique d’Emily Jane White ne peut et n’est donc pas un refuge, elle serait plus un miroir ou une loupe, un recul nécessaire qui paradoxalement amène le réconfort. On a souvent qualifié son univers de sombre, de gothique, de torturé ou de paroxystique. Ce qui est sûr, c’est qu’il est tout sauf inoffensif, il assume tout autant sa dureté que son regard acerbe. Les chansons d’Emily Jane White ressemblent à une possible collision entre les protest songs d’un Woody Guthrie et la mélancolie sourde d’un Robert Smith.
Car à coup sûr, il y a dans la musique de l’américaine une forme de romantisme, une exaltation maîtrisée comme en réaction face à l’aveuglement ambiant de nos sociétés. Emily Jane White a compris que c’est par l’affirmation du sentiment que l’on atteint une forme de raison supérieure, une vérité parallèle. Alluvion, son septième album, est de cette veine-là évoquant aussi bien la guerre que les grandes catastrophes écologiques en marche. Emily Jane White n’est jamais dans l’esquive mais elle n’est jamais non plus dans la sentence morale un peu béta, au contraire elle assume de laisser des graines de mystère grandir entre les mots de ses chansons. Alluvion n’est ni vraiment crypté ni vraiment transparent, il balance entre les deux. A chacun d’y comprendre ou d’y entendre ce qu’il veut. Comme tous les grands disques, Alluvion peut se lire sous différents degrés, on peut le percevoir comme un disque de Dream Pop porté par la voix singulière et racée de son auteur. Il peut s’entendre comme une réponse dans l’urgence à un monde qui se fracasse dans un mur invisible.. Alluvion possède cette vertu que seuls possèdent les oeuvres importantes, on sort grandi de son écoute sans trop pouvoir se l’expliquer.
« Please light a candle in the name of Poland All rights away, all rights away In the light of day I don’t believe in blind divinity Leave the unknown, leave the seeds of mystery to sew All of me, everything Life’s blood raining down on me No blind divinity Justifies this to me »
Extrait de Show Me The War
Il ne faudra pas chercher quoique ce soit de fondamentalement novateur ou révolutionnaire dans ce disque, l’enjeu est ailleurs. Peut-être dans cette écriture riche et littéraire, précise et ardente aussi bien dans la seule composition musicale que dans la pertinence des paroles. Jamais dénuée de lyrisme, la musique d’Emily Jane White n’oublie jamais son auditeur, elle l’accompagne et le tient par la main tout au long de ces onze chansons comme autant de brûlots modestes.
Ce qui est encore une fois remarquable à l’écoute de ce septième album de la dame, c’est ce tropisme pour des sons cold wave. L’influence majeure sur ce disque, cela pourrait être le Cure période Disintegration (1989) sans pour autant jamais tomber dans une posture de repli sur soi ou une démarche passéiste. La musique d’Emily Jane White a toujours sonné comme du Dark Folk sauf que l’on sent au fur et à mesure des années passant et défilant une volonté à vouloir étoffer l’orchestration et les arrangements. La place est faite ici à des claviers mais aussi à une basse martiale et inventive. Et puis il ne faudra pas oublier de citer la voix expressive d’Emily Jane White jumelle de celle d’Elizabeth Frazer ou de celle de Kate Bush. Le chant de l’américaine ne peut toutefois être rattaché à cette scène Ethereal car Emily Jane White possède un mode d’expression absolument ancré dans la terre avec un regard qui va au-delà de l’horizon. Alluvion est constitué de ce constant va et vient entre vision largement panoramique et exploration de l’infiniment petit. Emily Jane White sait aussi constituer une musique qui occupe l’espace, qui joue avec le vide et l’air, qui sait se faire pleine et entière puis effacée et brumeuse. On peut bien parler de dramaturgie du son dans ces onze pièces musicales qui relèvent plus de la complainte que de la seule chanson. Il y a quelque chose de trop simple ou de trop réducteur dans ce terme de chanson comme un je ne sais quoi de futile, dérisoire, un soupçon de seul divertissement. Les disques d’Emily Jane White sont tout sauf des disques diaphanes ou édulcorés. Ils regardent leur sujet bien en face et ne se défaussent jamais. C’est sans doute pour cela qu’ils ne nous épargnent pas.
Emily Jane White ne fait pas partie de ces oiseaux de malheurs, de ces messagers aux nouvelles effrayantes. Non, elle est bien plus que cela, elle est un regard porté sur notre avenir, une lucidité qui sait se confronter à la cruauté à venir. En cela, elle rejoint des Pascal Bouaziz, des Nick Cave, ces artistes pas si différents de nous, si loin, si proches qui nous aident à comprendre, à nous comprendre. Emily Jane White évoque les craintes existentielles et essentielles, jamais elle ne se soulage en nous, au contraire, elle nous pousse à regarder là où l’on ne souhaite jamais poser les yeux. C’est toujours par l’émotion à son paroxysme que l’on parvient à se délester de son irraison, que l’on se purge de ce trop plein de passion qui nous aveugle. Alors certes cette catharsis à laquelle nous convie Emily Jane White n’est jamais indolore mais elle nous aide à convertir nos peurs en une énergie de vie, un élan premier.
De cette douleur naît autre chose, un regard nouveau peut-être.
Greg Bod
Emily Jane White sera en concert à la Boule Noire à Paris le 2 avril 2022