Coup de projecteur en trois axes sur le remarquable Le Cabinet du docteur Caligari, une œuvre devenue emblématique dans l’acte de baptême de l’expressionisme au cinéma, et une référence majeure dans l’Histoire du septième art.
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Biographie :
Né le 24 avril 1873 à Breslau, dans l’empire allemand, ce singulier réalisateur des années 20, symbolise à la fois le romantisme allemand « Sturm und Drang » (tempête et passion) et un gout prononcé pour la pathologie. Fils aîné d’une famille d’artistes – son père Carl Wiene, acteur de théâtre reconnu, terminera sa vie dans un asile – le jeune Robert étudie le droit à l’université de Berlin. Mais le virus du théâtre le rattrape : il brûle les planches et s’essaye à la mise en scène. En 1914, il se tourne vers l’art cinématographique comme scénariste, puis se concentre à la réalisation en produisant deux mélodrames : Frau Eva et Das Leben ein traum, en cette même année 1916. Sa carrière prend un tournant décisif en 1919 avec une réalisation ambitieuse, Le Cabinet du docteur Caligari, qui sort triomphalement en 1920. Il poursuit dans la même veine – l’étrange – en tournant Genuine (1920), film d’horreur, et Les mains d’Orlac (1924). Puis s’attèle à des adaptations de la littérature classique : Raskolnikov (1924), tiré du roman Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, et la transposition d’un opéra de Richard Strauss, Le Chevalier à la rose (1925). L’avènement du Troisième Reich contraint Robert Wiene à l’exil. Il se réfugie en Hongrie, avant de rejoindre Londres. En 1938, il entame le tournage d’un film d’espionnage, Ultimatum, comble de l’ironie, puisqu’il est atteint d’un cancer et décède le 17 juillet 1938, à Paris, avant la fin du tournage. Son ami Robert Siodmak terminera ce projet.
Contexte :
«L’expressionnisme n’est pas un style ni un mouvement, c’est une perception du monde», définit l’artiste germanique Herward Walden. Fondé en opposition à l’impressionnisme français, l’expressionniste voit le jour au début du XXe siècle et tout d’abord en peinture avec Ernst Ludwig Kirchner, Vassily Kandinsky, Paul Klee et Franz Marc, avant de rayonner dans tous les domaines artistiques. Après la Première Guerre mondiale, l’industrie cinématographique allemande ne peut rivaliser avec les productions hollywoodiennes. Pour compenser leur manque de moyens, les réalisateurs des studios UFA utilisent le symbolisme et donnent à leurs films, par le biais de la mise en scène, une forme expressive. Tout d’abord destiné à Fritz Lang, trop occupé par Les Araignées (1919/1920), mais travaillant quand même à l’élaboration du film, Le cabinet du docteur Caligari est proposé par le producteur Erich Pommer à Robert Wiene, tout en étant réadapté avec l’aide des brillants scénaristes Carl Mayer et Hans Janowitz. Après deux mois de tournage, l’œuvre sort le 26 février 1920. Triomphe total. Ce long métrage devient le manifeste de l’expressionnisme à l’écran. A son arrivée au pouvoir, Adolf Hitler, qui exècre ce mouvement, interdira « cet art dégénéré ».
Désir de voir :
« Le Cabinet du docteur Caligari illustre, dans un esprit grave et élevé, une même face de l’angoisse humaine. La perfection même de l’intrigue et la véracité de cette histoire de fou rendent tangible la tragédie morale de la folie dont «conscient» et «inconscient» sont les protagonistes», décrit Robert Desnos dans Le Journal littéraire, en 1925. Ce long-métrage muet, accompagné d’une partition musicale désuète et banale, se construit sous la forme d’un flash-back à la première personne, deux caractéristiques inédites à l’époque. Le producteur, Erich Pommer, insiste pour que le récit soit encadré par un prologue et un épilogue afin de structurer l’intrigue en six actes. Robert Wiene introduit l’histoire dans un parc de la petite ville d’Holstenwall : deux individus discutent sur un banc. Le personnage de Francis devient le narrateur, et raconte au vieil homme assis à ses côtés sa mésaventure liée à l’installation d’une fête foraine. Le docteur Caligari a obtenu le droit d’installer un stand où il exhibe un somnambule capable de prédire l’avenir alors qu’une série de meurtres se déroule dans la ville. Vérité ou folie ? Raison ou illusion ? Le cinéaste apporte une réponse en utilisant les décors en trompe l’œil, signés Hermann Warm, Walter Reimann et Walter Röhrig, comme personnage à part entière. Maisons tordues, rues de travers, perspectives faussées, lignes brisées et courbes amplifiées soulignent l’aliénation mentale du narrateur. Dans ses décors oniriques et oppressants, des jeux de lumières accentuent les ombres grâce aux contrastes appuyés des noirs et de blancs, ambiance hypnotisante et inquiétante de l’Allemagne pré-nazie. Cette métaphore ausculte les souffrances psychologiques nées de la Grande Guerre et consulte les méfaits de l’abus de pouvoir. Le cinéaste tourne en studio et s’inspire des procédés utilisés au théâtre : caméra placée régulièrement au centre de la scène, cadrage en gros plan, utilisation de l’Iris pour désigner l’élément principal, mise en scène des déplacements devant des décors de papier et carton qui défilent, emploi du hors champ, acteurs grimés… L’épilogue amène la fin du flash-back par un renversement de situation qui sème le doute chez le spectateur ; la dernière phrase – « Je connais maintenant le moyen de le guérir ! » – raisonne au milieu de la folie des hommes. Outre ses retombées politiques et sociales, ce film influence directement Friedrich W. Murnau, pour son Nosferatu, le vampire (1922), Tod Browning avec Dracula (1931), James Whale pour Frankenstein (1931), puis va profondément inspirer Fritz Lang, Georg W. Pabst, Marcel L’Herbier, Dario Argento, Brian De Palma, Tim Burton et David Lynch. La vie, un rêve…qui ne tourne pas rond !
Sébastien Boully