Mais qu’a donc fait Maurice Leblanc pour que son œuvre, pourtant un jour si populaire et si divertissante, soit systématiquement massacrée dans ses adaptations cinématographiques ou télévisuelles ? L’île aux 30 cercueils dépasse néanmoins les limites communément admises de la médiocrité.
L’une des seules vertus que nous avons identifiées à cette série de France TV, dont les 6 épisodes ont constitué une véritable épreuve pour notre patience et notre bienveillance naturelles, est bien de nous faire relativiser les critiques que nous formulons régulièrement vis à vis des plus mauvaises séries Netflix ou Prime. Car l’île aux 30 cercueils, « librement inspirée » du livre de Maurice Leblanc constitue une sorte de nadir indépassable du genre, qui ne peut provoquer en nous qu’un mélange assez inédit de honte et de colère.
Si l’on en revient aux sources, le roman de Leblanc est un conte policier gothique, aux frontières du fantastique, dans lequel Arsène Lupin n’apparaît que dans la dernière partie pour, tel un Deus ex Machina, venir tout résoudre et sauver du même coup la douce et belle héroïne des griffes des monstres qui voulaient la crucifier, sur cet îlot breton sinistre et battu par les flots. Soit un classique romantico-kitsch aussi fascinant que parfois ridiculement outrancier, qui fut l’un des livres favoris de notre enfance.
Une première adaptation télévisuelle en 1979, avec Claude Jade dans le rôle de Véronique d’Hergemont, la jeune femme torturée par la mort de son fils et de son père qui suit un jeu de piste macabre pour se retrouver sur une minuscule île bretonne où règne une terrible malédiction, retira déjà Lupin de l’équation démente imaginé par un Leblanc carrément en roue libre : mais cette série conserva heureusement la capacité de cette histoire cruelle à effrayer les enfants… On attendait avec curiosité une nouvelle adaptation, d’autant plus qu’elle réunissait un couple d’acteurs aussi crédibles que Virginie Ledoyen et Charles Berling. Elsa Marpeau et Florent Meyer ont, assez absurdement, décidé d’abandonner carrément le caractère gothique de l’histoire (tiens, le Tim Burton de la grande époque aurait pu faire un beau film à partie du même livre…), et de transformer l’hystérie torturée d’une Bretagne ancestrale, noire et méchante, déchirée par des terreurs ataviques, mais aussi par la guerre mondiale qui faisait rage (on est en 1917 !) en énigme policière ronronnante, située sous le soleil accueillant de la presqu’île de Quiberon (nous n’avons pas vérifié les lieux de tournage, mais ça y ressemble diablement !).
On change en outre les noms des personnages (on se demande pourquoi), tout en gardant par contre le nom du coupable des crimes, ce qui permet à quiconque se souvient vaguement du livre de l’identifier rapidement et donc de ne même pas avoir le plaisir d’un vague suspense. On conserve quand même quelques points de l’histoire originale, comme la fameuse malédiction, comme la réapparition du père et du fils, comme le double maléfique qui assassine, comme l’amour fou qui en devient malsain et criminel, mais on enlève tout ce qui est contexte historique, géographique et culturel, qui crédibilisait dans le roman la violence permanente des relations (jusqu’au crime, jusqu’au massacre…) : en situant une histoire aussi démentielle dans la Bretagne paisible d’aujourd’hui, où même les tempêtes meurtrières semblent impossibles, on est en décalage total entre les actions des personnages, les personnalités torturées des protagonistes et la réalité de ce qui est montré à l’écran. Bref, dans cette nouvelle version, qui est un pur désastre, de l’ïle aux Trente Cercueils, rien ne tient debout, la plupart des nombreuses scènes de violence sont risibles, les dialogues ridicules, les comportements incohérents.
Mais ce qu’on reprochera le plus peut-être à Elsa Marpeau et Florent Meyer, ce n’est même pas une trahison de plus de l’esprit de Maurice Leblanc (et d’Arsène Lupin), c’est le fait de rendre mauvais à l’écran des gens aussi intéressants, naturellement doués et cinégéniques que Dominique Pinon ou Thomas Mustin (le jeune espoir belge, le brillant Mustii).
Ça, ça mériterait même une petite crucifixion (virtuelle) !
Eric Debarnot