La pianiste française Vanessa Wagner poursuit un travail passionnant et transversal entre les genres musicaux aussi bien dans le répertoire musical que dans le romantisme. On se rappelle encore de sa collaboration avec Murcof le temps de Statea en 2016, ce Statea qui renvoyait à la notion de balance et donc d’équilibre. Study Of The Invisible prolonge encore une fois cette notion de mesure et d’apesanteur.
Etudier l’invisible, rien de plus paradoxal me direz-vous et vous n’aurez pas tort mais vous n’aurez pas raison pour autant. Etudier l’invisible donc comme on observerait la plus petite inflexion d’une voix, le plus petit frémissement d’un corps comme cet amant respectueux et attentionné qui traduit chacun des murmures de celle qui reçoit ses offrandes. Etudier l’invisble, ce serait étudier le sensible, le sensuel peut-être. Quoi de plus sensible et sensuel que la musique ! Ce son qui traverse nos corps et qui résonne dans les plus petits recoins de nos êtres, ces endroits où jamais personne n’ira, que jamais personne n’atteindra. Il y a quelque chose d’organique et de viscéral entre un auditeur et la musique. Il n’y a rien de moins passif que cet acte-là mais n’en est-il pas de même dans tous les arts. Avez-vous déjà observé cet individu que l’on croise toujours dans les galeries d’art ? Cette personne qui s’attarde face à un tableau, on voit son corps et son regard se faire traverser par cette oeuvre. On devine sa perplexité, son scepticisme, ses doutes puis sa compréhension et enfin son rejet ou sa symbiose avec ce qu’elle regarde. Etudier l’invisble c’est quelque part s’apprivoiser soi-même, comprendre malgré soi quelque chose qui nous contient et qui nous forge.
Etudier l’invisible comme le fait la pianiste Vanessa Wagner cela peut être aussi tenter de comprendre ce lien ténu qui existe entre des musiciens de temps, de périodes et d’écoles différentes. Quand on va glaner des informations sur l’instrumentiste, on retrouve le plus souvent ces notions d’exigence, de singularité, d’originalité et d’engagement, d’ouverture aussi à des écoles musicales diamétralement opposées sur le papier. Ce que l’on peut dire de Vanessa Wagner, c’est qu’elle est loin de cette vision sclérosée et peut-être un peu cliché du monde de la Musique Classique qui reste enfermé sur lui-même ne laissant pas d’autres courants venir l’influencer ou encore le métisser. Les choses bougent depuis quelques années. On pourrait parler des pionniers du label allemand ECM et sa collection New Series tenue par Manfreid Eicher. On pourrait également parler d’une personne qui a contribué à décloisonner les univers et à rendre moins claustrophobe et plus poreux la frontière entre musique dite sérieuse et musique populaire. Cette personne c’est Christian Badzura qui, l’air de rien, a provoqué une révolution toute en douceur au sein du label historique et patrimonial Deutsche Grammophon avec le catalogue New Repertoire qui a permis à des musiciens issus de la scène électronique de se colleter à des oeuvres classiques, je pense à des artistes comme Christian Löffler ou encore Olafur Arnalds qui avec Alice Sara Ott ont osé ne pas respecter le répertoire de Chopin.
Autre exemple de cette scène vivace qui n’est pas réellement néo-classique car le néo-classique vient emprunter aux codes de la Pop pour permettre une appréhension plus aisée de la musique dite savante, autre exemple donc que celui du label Nancéen Ici D’Ailleurs qui a consacré une partie de l’annexe de son catalogue à des artistes qui pratiquent une forme de cross-over tolérant entre les genres. Je parle bien sûr de la collection Mind Travels qui vient d’ailleurs de sortir le sublime Shimmering du pianiste rennais Melaine Dalibert. On pourra également évoquer Infiné et ses juxtapositions entre des genres que l’on ne penserait pas voir se rencontrer, on pourrait ici évoquer le superbe Inbach d’Arandel qui faisait une passerelle entre le répertoire sacralisé du maître allemand et la musique électronique.
A l’image du pianiste néerlandais Jeroen Von Veen qui explore le courant minimaliste dans une collection de disques indispensables, la française Vanessa Wagner travaille le même répertoire mais en élargissant le spectre à des œuvres plus contemporaines et plus proches de nous. Sur ce disque superbe, elle réinterprète avec son piano aux sonorités fin de siècle à la manière d’un Federico Mompou les œuvres de Nico Mulhy, Bryce Dessner (The National), David Lang ou Melaine Dalibert. Un disque exquis et savoureux. Tout l’intérêt d’un disque de musique classique du moins quand il est joué par un grand instrumentiste réside justement dans l’interprétation, dans la traduction sensible ou virtuose des oeuvres composées par un autre. L’interprétation est un art de la rencontre, de quelque chose qui révèle une empathie ultime. Il n’y a pas une mais des centaines d’interprétations d’une même oeuvre, prenez Chopin par exemple, il y a ceux qui préfèrent la compréhension d’un Polloni, d’autres celle d’Arrau. Une oeuvre est toujours pleine et entière mais aussi multiple et volatile. Vanessa Wagner l’a bien compris sur ce disque envoûtant et somptueux où la dame s’attaque au répertoire de références évidentes comme Philip Glass ou Harold Budd mais s’emploie aussi à des choix plus risqués avec en particulier une pièce magnifique de Bryce Dessner ou encore la vision sublime du Celeste de Brian et Roger Eno extraite de Mixing Colours, un Nico Mulhy petit génie absolu souvent travaillant dans l’ombre des grands disques qui nous ont enthousiasmé ces dernières années.
Evoluant toujours entre romantisme, lyrisme maîtrisé et minimalisme, l’identité féminine de Vanessa Wagner se déploie et s’épanouit sur un disque libertaire, possiblement transgressif. Toute la force de Study Of The Invisible réside dans cette capacité qu’a Vanessa Wagner à s’effacer derrière ces compositions, à s’éloigner de leurs créateurs mais aussi paradoxalement à mieux se révéler à nous. On pensera souvent aux Nocturnes de Thomas Bartlett sur le sublime Shelter (2020). Sans jamais trahir les oeuvres des artistes cités sur Study Of The Invisible, la pianiste les transporte ailleurs, au creux d’une matière invisible peut-être. Il y a dans ces seize études quelque chose de l’acte amoureux, de cet instant qui ne se raconte pas, qui ne se dit pas non pas pour respecter une pudibonderie mais pour ne pas ternir ou froisser la fragilité du moment.
Hésitant en permanence entre le caractère cotonneux de la plume et la légèreté de la goutte d’eau qui ne cesse de fuir, entre l’éternité de la pierre et l’éphémère du nuage, Study Of The Invisible en vient à nous étudier, nous. A nous scruter comme un gouffre nous attire.
Greg Bod